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On a pris la mer avec les vigies de la Méditerranée
Le navire océanographique Téthys II vient tout juste de sortir de la baie de Nice. Malgré l’alerte orange lancée la veille par Météo France sur le Sud-Est, la météo est au bleu et au doux en ce mercredi de septembre, et nous ne sommes pas les seuls à en profiter. À une cinquantaine de mètres du bateau, un cachalot vient lui aussi se dorer la pilule à la surface : on aperçoit son puissant jet caractéristique, et la bosse de son dos qui émerge et replonge avec régularité. « Nous sommes dans le triangle de Pelagos, une zone particulièrement riche en faune marine, indique l’un des plongeurs embarqués pour l’expédition. Ici, il n’est pas rare de croiser des dauphins, des globicéphales, mais aussi des tortues et même des rorquals communs, le deuxième plus gros mammifère marin après la baleine bleue… »
Deux bouées instrumentées
Ce n’est pourtant pas l’étude de la faune marine qui nous a amenés jusque-là. À pied d’œuvre dès le lever du soleil, plusieurs scientifiques du projet Moose pour le suivi des masses d’eau en Méditerranée nord-occidentale ont embarqué, et avec eux, l’équivalent d’une camionnette pleine de matériel : rosette CTDFermerEn plus des bouteilles destinées à recueillir l’eau de mer, une rosette CTD (Conductivity-Temperature-Depth) intègre des capteurs de salinité, température et profondeur – les paramètres de base de toute étude de l’océan. pour les prélèvements d’eau de mer, valises d’échantillons, caisses de produits divers, laboratoire de filtration de l’eau, filet à plancton… et un tas d’appareils sophistiqués au nom barbare : fluorimètre, transmissiomètre, spectrophotomètre… Au total, plusieurs centaines de milliers d’euros de matériel scientifique s’entassent dans les laboratoires du Téthys et sur le pont arrière.
Avec le progrès technologique et la miniaturisation des appareils, les mouillages instrumentés se multiplient en mer. Au large de Nice, deux bouées, Dyfamed et Boussole, enregistrent ainsi en continu des données liées à la physique de l’océan : température et salinité à plusieurs profondeurs, puissance des courants pour Dyfamed ; propriétés optiques de l’eau pour Boussole. Mais certains paramètres biologiques et biochimiques, cruciaux pour évaluer la santé des océans, échappent à ces mesures en autonomie. Seule façon de les obtenir : prélever des échantillons d’eau de mer, qui seront ensuite analysés en laboratoire. « On prévoit trois jours par mois, été comme hiver, pour les manips en mer, la récupération des données et la maintenance sur les bouées, raconte Émilie Diamond-Riquier, ingénieure d’études au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer1, cité voisine de Nice. C’est parfois moins si le mauvais temps s’en mêle. »
Des opérations de maintenance acrobatiques
Sur le papier, c’est la mission Dyfamed qui est au programme de cette première journée en mer. Mais la forte houle annoncée pour le lendemain a poussé l’équipe de Boussole à jouer la prudence et à se joindre à l’expédition. « Le feu qui signale la présence de la bouée ne marche plus et il faut remplacer les batteries de la balise d’urgence Argos qui sert à repérer la bouée en cas de rupture du mouillage, indique Melek Golbol, chargée des opérations Boussole. Surtout, il est indispensable de plonger pour nettoyer les capteurs optiques installés sur la bouée avant qu'ils ne soient colonisés par la vie marine. » Pendant que les scientifiques de Dyfamed branchent les ordinateurs reliés à la rosette CTD et vérifient un à un les clapets des 12 bouteilles destinées à prélever l’eau de mer, le navire fait route vers le site d’étude, à 32 milles marins des côtes (60 kilomètres) – soit trois heures de navigation environ. Le site choisi pour implanter les bouées Dyfamed et Boussole (les deux bouées sont distantes de 3 milles marins à peine) ne l’a pas été au hasard : situé à la confluence de plusieurs courants marins, il subit à la fois les influences de la Méditerranée orientale qui lui envoie ses eaux chaudes et salées (les eaux « levantines ») et les apports de l’océan Atlantique par l’ouest.
Un drôle de mât rouge se dresse soudain à l’horizon. « C’est la partie émergée de Boussole, annonce fièrement Melek Golbol. Le reste du mouillage – son flotteur, ses quatre bras qui portent les capteurs optiques – se trouve sous la surface. » Sur le pont arrière du Téthys, c’est le branle-bas de combat. Les marins préparent la mise à l’eau du canot pneumatique, les scientifiques finissent de fixer les vis sur le nouveau feu, tandis que les plongeurs enfilent leur combinaison et recensent leur matériel… De curieux colliers ornés de brosses à dents et d’éponges de cuisine attirent notre attention. « On n’a pas trouvé mieux pour nettoyer les parois des capteurs », rigolent les hommes en bleu. Comme quoi, la science, même au plus haut niveau de technologie, reste aussi affaire de débrouillardise… Dix minutes plus tard, le canot pneumatique est arrimé à la bouée et la jeune femme s’installe au sommet du mât dans un équilibre instable. Elle y restera près d’une heure ! En plus des réparations prévues, elle doit télécharger l’ensemble des données acquises par la bouée en un mois – à raison d’un enregistrement toutes les quinze minutes.
Prélèvements dans toute la colonne d'eau
Revenus à bord, les trois plongeurs s’émerveillent, jamais blasés de leurs incursions dans le milieu marin : « Deux thons faisaient des ronds autour de nous ! » C’est que les bouées instrumentées créent tout un écosystème autour d’elles : les algues qui se fixent sur les flotteurs, les chaînes, les instruments, attirent de petits poissons, lesquels attirent de plus gros poissons, et ainsi de suite. L’équipage du Téthys confirme : « Tous les week-ends, on voit des plaisanciers pêcher autour des bouées ! » Les sept marins connaissent le coin comme leur poche : ils passent la moitié de l’année en Méditerranée, par périodes de trois semaines. L’autre moitié du temps, c’est un deuxième équipage qui prend la relève et accompagne les missions scientifiques.
Retour sur le pont arrière du Téthys, le point névralgique de ce bateau de 25 mètres conçu comme un gros chalutier, avec ses deux grands treuils et son portique reconnaissable. Reliée au navire par un câble électroporteur, la rosette CTD est amenée doucement au-dessus de l’eau puis descendue lentement jusqu’au fond de la mer – à près de 2 400 mètres de profondeur. Dans la cabine de pilotage, les scientifiques ne quittent pas des yeux les données qui s’affichent en direct sur leur ordinateur. « Grâce aux capteurs CTD fixés sur la rosette, mais aussi grâce au fluorimètre qui détecte la chlorophylle présente dans le phytoplancton, on peut déterminer les profondeurs auxquelles claquer (fermer) les bouteilles, explique Émilie Diamond-Riquier. Celle qui correspond au pic de chlorophylle ou encore celle où la salinité est la plus importante nous intéressent tout particulièrement… »
Le câble se déroule avec régularité, quand l’ingénieure interpelle soudain l’officier aux commandes du treuil : « Attention, on approche du fond ! » Pour être sûr de ne pas abîmer les instruments, fragiles et coûteux, on s’arrêtera ce jour-là à dix mètres du plancher océanique...
Les prélèvements sont terminés. La rosette est remontée sur le pont et c’est alors qu’un vrai marathon s’engage. Il faut remplir des dizaines de fioles et de tubes à essai pour les futures analyses. « On fait l’oxygène et le CO2 en priorité, avant que les bouteilles ne soient contaminées par l’atmosphère extérieure », glisse en hâte Émilie Diamond-Riquier. Dans les flacons, des « poisons » sont versés pour tuer la vie microbienne et bloquer toute production d’oxygène et de carbone, des réactifs sont ajoutés pour précipiter les gaz sous forme de dépôt solide. Les flacons sont ensuite hermétiquement fermés et replacés dans les valisettes. Le reste des analyses sera effectué dès le lendemain, au laboratoire de Villefranche. « Dyfamed est la plus longue série de données océanographiques hauturières jamais réalisées en Méditerranée, et l’une des cinq séries les plus longues au monde », précise l'ingénieure. Depuis l’installation du mouillage, en 1988, le programme a donné naissance à près de 220 publications et a été le témoin direct du réchauffement de la Méditerranée : +0,1 °C enregistré au fond de la mer, +1 °C dans les eaux de surface.
Lever à l’aube le lendemain, jeudi. Malgré un beau ciel clair, les scientifiques de Boussole décident de ne pas prendre la mer. Les prévisions météo annoncent une houle de 1,80 mètre au large – pas de quoi effrayer les marins, mais un vrai risque pour la mise à l’eau des instruments. Rendez-vous est donc pris pour le jour suivant, en croisant les doigts pour que la mer s’apaise.
Calibrer les satellites « couleur de l'océan »
Vendredi, 7 heures du matin. L’équipe est déjà sur le quai : c’est la journée ou jamais pour réaliser les dernières manipulations prévues ce mois-ci. Au programme de cette nouvelle sortie, des prélèvements d’eau de mer – encore ! –, et la réalisation d’une série de profils optiques. « Ces profils, c’est LA manipulation phare du programme Boussole, car ils aident à calibrer les satellites qui observent la couleur des océans », nous explique Melek Golbol, tout en fixant son radiomètre de surface à l’avant du bateau. Avec les radiomètres sous-marins, et les instruments optiques fixés sous la rosette CTD, il permettra de mesurer les propriétés optiques de l’eau de mer, qui lui donnent sa couleur unique : propriétés optiques apparentes, liées à l’éclairement du soleil, et propriétés optiques inhérentes, directement conditionnées par la nature du milieu (micro-organismes, particules en suspension, etc.).
Depuis la fin des années 1970, caractériser la couleur des océans depuis l’espace renseigne sur la quantité de phytoplancton et sur sa répartition dans toutes les mers de la planète. Une information précieuse pour la recherche : ces algues microscopiques sont en effet à la base de toute la chaîne alimentaire dans l’océan et produisent accessoirement 50 % de l’oxygène que nous respirons ! Mais l’observation par satellite présente un gros inconvénient : seul 10 % du signal capté provient réellement des océans, les 90 % restants étant renvoyés par l’atmosphère. C’est la raison pour laquelle il est essentiel d’y adjoindre des mesures optiques en mer, afin d’affiner les données fournies par les satellites. « Avec la bouée américaine Moby, située à Hawaii, Boussole est la seule bouée à pouvoir effectuer ces calibrations dans le monde », précise Melek Golbol. La conception unique de ce mouillage mis en service en 2003 fait la fierté du laboratoire de Villefranche-sur-Mer : pour ne pas faire de l’ombre aux capteurs optiques fixés aux extrémités de ses quatre bras horizontaux, à 4 mètres et à 9 mètres de profondeur, son gros flotteur sphérique est en effet situé à 20 mètres sous la surface et solidement arrimé par un câble au fond de l’océan.
Pendant que nous parlons, le Téthys est enfin arrivé sur site. Il faut faire vite, car de gros nuages noirs s’amoncellent à l’horizon. « Pour avoir des données optiques optimales, il ne faut pas trop de vent, pas de nuages, pas de moutons sur la mer… Bref, rien qui puisse faire varier la luminosité ! », explique l’ingénieure, tout en dirigeant les opérations. Fixés l’un contre l’autre, les deux radiomètres sous-marins (l’un pour mesurer la lumière descendante, l’autre pour mesurer la lumière ascendante) sont mis à l’eau, tandis que les marins laissent lentement filer le câble… Melek Golbol, elle, a les yeux rivés sur son ordinateur. À 57 mètres de profondeur, elle décide d’interrompre les mesures : les nuages sont au-dessus de nos têtes. « Stratocumulus », note la scientifique sur sa fiche de mission, qui nous explique : « Généralement, on descend à 100 mètres et on fait une série de trois profils, qu’on complète avec les données fournies par la cage optique fixée sur la rosette CTD. »
Retour au port, entre yachts et Belem
Il est temps de passer aux dernières manipulations du jour : les prélèvements d’eau de mer et leur filtration grâce à des tamis extrêmement fins – 0,7 micron à peine. De retour à Villefranche, les scientifiques pourront mesurer les quantités de chlorophylle et des autres pigments phytoplanctoniques dans les échantillons et en déduire les principaux groupes de phytoplancton présents à chaque profondeur – chaque espèce possède en effet une signature pigmentaire bien particulière. Grâce à l’ensemble des données recueillies en mer et depuis l’espace, il est ainsi possible de savoir quels grands groupes de plancton sont présents à chaque endroit de la planète, et en quelle quantité. Une forte concentration en coccolithophores, ces algues unicellulaires entourées d’une « coquille » de calcaire, donnera par exemple à l’eau cette couleur bleu lagon si typique, visible sur certaines photos satellitaires…
Une chose est sûre, le bleu lagon n’est pas à l’ordre du jour lorsque nous rentrons dans la baie de Nice. Le temps s’est couvert. Le Téthys s’amarre sagement derrière un immense yacht noir. Sur le pont de celui-ci, un monsieur bien mis regarde avec un rien d’étonnement le chalutier sans élégance. « On a de la chance d’avoir encore de la place ce soir », se félicite Joël Perrot, le capitaine. Contrairement aux dizaines de luxueuses embarcations qui s’alignent dans le port, le Téthys ne paie pas sa place – le privilège de la recherche ! – et se trouve parfois contraint de mouiller dans la rade de Villefranche-sur-Mer si tous les anneaux sont pris. Clou du spectacle, ce soir-là : le trois-mâts historique le Belem, venu à Nice pour les journées du patrimoine, est aussi de la partie. « J’y ai navigué, raconte Philippe Boisnard, le chef mécanicien. Foutue corvée que de grimper dans la mâture ! »
Il est 19 heures. Alors que les marins passent à table dans le carré, les scientifiques enlèvent les dernières caisses de matériel du bord et quittent le Téthys… jusqu’au mois prochain.
- 1. Unité CNRS/Univ. Pierre-et-Marie-Curie.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
Commentaires
Bon billet, seulement une
Gloria Berrocal... le 8 Décembre 2016 à 07h59Connectez-vous, rejoignez la communauté
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