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Kumiko Kotera, la reine des grandes antennes

Kumiko Kotera, la reine des grandes antennes

10.03.2025, par
Temps de lecture : 9 minutes
Kumiko Kotera a été nommée à la tête de l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP) fin 2024.
Spécialiste des rayons cosmiques de haute énergie, Kumiko Kotera a pris la tête de l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP). Portrait d’une chercheuse enthousiaste, qui rêvait… d’écrire.

« Mon rêve, c’était de devenir écrivain. J’ai toujours aimé écrire, j’en ai toujours eu besoin. » Ce rêve, Kumiko Kotera l’a réalisé en janvier, en publiant L’Univers violent, un livre dans lequel elle raconte qu’elle est finalement devenue… astrophysicienne. De renom. À 42 ans, elle a été nommée à la direction de ­l’Institut d’astrophysique de Paris1 (IAP). Elle est la première femme à occuper ce poste depuis la création de l’établissement, en 1937.

« J’ai tout réaménagé ! », dit-elle en entrant dans son bureau zen et lumineux, qu’une grande fenêtre ouvre sur le boulevard Arago. Orchidées, calligraphies, posters vintages de l’IAP… On y trouve aussi des photos de drôles d’antennes dressées dans le désert – le prototype de Grand2, un détecteur de neutrinos d’ultra haute énergie dont elle est la cocréatrice et qui doit contri­­buer à révolutionner rien de moins que notre compréhension des phénomènes les plus violents de l’Univers.

Percer les secrets du cosmos ne faisait pourtant pas partie de ses plans initiaux. « Au collège, je me suis dit que vouloir devenir écrivain, ça n’était pas très sérieux… Mes parents, d’origine japonaise, avaient la fibre scientifique – mon père était même chercheur en chimie au CNRS –, de sorte que j’avais accès à de nombreux livres et magazines scientifiques. J’étais particulièrement sensible aux histoires d’astronomie, à la poésie qu’elles dégageaient, au vertige qu’elles me procuraient. Alors, je me suis mis en tête de devenir astrophysicienne. »

Un doctorat sur les rayorays

Kumiko Kotera opte pour un bac S mais, puisque la filière des astres est saturée, lui assure-t-on alors, elle choisit d’intégrer d’abord une école d’ingénieurs, par sécurité. L’Ensta, à Paris, a la bonne idée de proposer aussi un cursus d’astrophysique approfondi. Encouragée par Jérôme Perez3, son mentor, « véritable conteur de sciences », elle enchaîne avec un master 2 d’astronomie et d’astrophysique à l’institut qu’elle préside aujourd’hui. « Je suis clairement une enfant de l’IAP ! », observe-t-elle en riant.

C’est donc là, « en famille », qu’elle embraie en 2006 sur un doctorat sur les rayons cosmiques. Leur nom est un peu trompeur – il ne s’agit pas de rayonnement, mais de noyaux atomiques ultra énergétiques. Les astronomes soupçonnent qu’ils sont engendrés par des phénomènes violents, comme l’explosion d’une étoile en supernova. Mais, avant d’atteindre la Terre, ils sont déviés par les divers champs magnétiques qu’ils rencontrent, de sorte que l’on peine à en retrouver la source.

Image composite de la supernova du Crabe avec sa nébuleuse, au centre. Les données en rayons X, obtenues avec le télescope Chandra, fournissent des indices importants sur le fonctionnement de ce puissant « générateur » cosmique, qui produit de l’énergie à un rythme équivalent à celui de 100 000 soleils.
Image composite de la supernova du Crabe avec sa nébuleuse, au centre. Les données en rayons X, obtenues avec le télescope Chandra, fournissent des indices importants sur le fonctionnement de ce puissant « générateur » cosmique, qui produit de l’énergie à un rythme équivalent à celui de 100 000 soleils.

Heureusement, supernovas et autres monstres cosmiques génèrent aussi des neutrinos. Étant neutres, ces particules sont insensibles aux champs magnétiques et voyagent en ligne droite jusqu’à la Terre. Les détecter permet donc de retrouver l’astre colérique qui les a enfantées.

« Je crois que ce qui m’enthousiasme le plus, c’est le nouveau regard que ces particules offrent sur le cosmos, résume la chercheuse. Jusqu’à récemment, l’image que l’on se faisait de l’Univers était plutôt paisible, et puis, voici moins de deux décennies, le boom de l’astronomie transitoire a commencé. » Dans les années 2010, les astronomes ont en effet mis la main sur les ondes gravitationnelles, émises par des phénomènes brusques et fugaces, tout comme les rayons cosmiques. « On peut aujourd’hui croiser tous les signaux en provenance du ciel et faire ce que l’on appelle de l’astronomie multi-messager. »

Porter un projet d'envergure

En 2009, son doctorat en poche, Kumiko Kotera s’envole vers l’université de Chicago, puis vers le California Institute of Technology (Caltech), pour des postdoctorats. En 2012, elle est recrutée en poste à l’IAP. L’année suivante, l’instrument IceCube, installé dans la glace de l’Antarctique, réalise une découverte fracassante. Il détecte pour la première fois deux neutrinos de très haute énergie, ouvrant une nouvelle fenêtre sur l’Univers.

À l’époque, Kumiko aspire à « porter un projet d’enver­gure, à même de changer la donne pour la communauté ». Un jour de printemps 2014, son collègue Olivier Martineau4 lui soumet l’idée d’un projet inédit qu’il fomente depuis plusieurs années avec un homologue chinois. Il s’agit d’utiliser des antennes radio pour capter des neutrinos 1 000 à 10 000 fois plus énergétiques que ceux capturés par IceCube et qui seraient issus de cataclysmes extrêmement violents – tels que des collisions d’étoiles à neutrons (cadavres stellaires ultra denses) ou des supernovas super lumineuses. « J’ai tout de suite embarqué, raconte la chercheuse avec émotion. J’ai eu un vrai coup de foudre professionnel pour Olivier. »

Kumiko Kotera devant une antenne du projet Grand (pour Giant Radio Array for Neutrino Detection), dans le désert de Gobi, en Chine, et son entretien par un ingénieur de son équipe (à droite).
Kumiko Kotera devant une antenne du projet Grand (pour Giant Radio Array for Neutrino Detection), dans le désert de Gobi, en Chine, et son entretien par un ingénieur de son équipe (à droite).

Dix années ont passé et le projet Grand mobilise plus d’une centaine de scientifiques à travers le monde. C’est que le défi est de taille. Les neutrinos d’ultra haute énergie (De 1017 à 1020 électronvolts) pleuvent sur Terre avec un taux inférieur à… 1 par kilomètre carré et par siècle ! Et, comme les autres neutrinos, ils n’interfèrent que très rarement avec la matière. « Ce qui ne veut pas dire jamais ! », souligne Kumiko.

Des antennes dans le désert

Pour avoir une chance de déceler l’un de ces événements rarissimes, les astronomes ont donc besoin de déployer des détecteurs sur une surface gigantesque, à l’abri de tout signal parasite (depuis cet entretien, l’expérience KM3NeT/ARCA a annoncé avoir « capturé » le neutrino le plus énergétique jamais détecté). Voilà pourquoi ils ont installé leur prototype de Grand au milieu du désert de Gobi, en Chine, là où, loin de la civilisation, des massifs entiers de roches sédimentaires courent jusqu’à l’horizon.

Lorsqu’un neutrino qui traverse la croûte terrestre interfère avec un atome de roche, il produit une particule qui s’échappe de la terre, avant de se désintégrer dans l’atmo­sphère. Ce qui crée une cascade de particules secondaires. En interagissant avec le champ magnétique terrestre, celles-ci produisent un signal radio spécifique. C’est ce signal, sorte de signature sans faille du neutrino qui vient de passer, que les équipes de Grand entendent saisir, au moyen d’une myriade ­d’antennes radio simples disséminées dans le Gobi.

Pour atteindre le Centre de vie et d’acquisition de données, sur le site du prototype Grand, l’équipe doit parcourir trois heures de piste dans le désert de Gobi.
Pour atteindre le Centre de vie et d’acquisition de données, sur le site du prototype Grand, l’équipe doit parcourir trois heures de piste dans le désert de Gobi.

« Nous avons déjà installé 46 antennes sur 300, et c’est l’aventure !, relate la chercheuse. Le site est très reculé, on ne l’atteint qu’après trois heures de piste. Nous logeons dans des préfabriqués, au milieu de rien, et ne nous autorisons qu’une douche par semaine. Mais la dynamique de groupe, notamment avec nos collègues chinois, est très bonne, malgré nos différences culturelles. » Un autre prototype de Grand est  en construction dans la pampa argentine.

« Le côté artisanal de la recherche »

En 2023, Kumiko Kotera quitte temporairement Paris, les steppes chinoises et la pampa pour rejoindre les bois de l’université Penn State5, en tant que chercheuse invitée6. Elle y emmène son mari, spécialiste d’intelligence artificielle au CEA, également invité par l’institution américaine, ainsi que leurs deux enfants, alors âgés de 7 et 9 ans.

« J’ai beaucoup de chance de l’avoir à mes côtés, dit-elle de son époux. Son expertise en traitement de données est précieuse pour Grand, dans lequel il s’implique. Et puis, il prend largement la moitié de la charge mentale d’une vie de famille. Sans cela, en tant que femme, c’est difficile d’en arriver là professionnellement. »

Travaux sur le système d’acquisition des données de Grand. Malgré des conditions difficiles, la dynamique de groupe est bonne, témoigne Kumiko Kotera.
Travaux sur le système d’acquisition des données de Grand. Malgré des conditions difficiles, la dynamique de groupe est bonne, témoigne Kumiko Kotera.

Peu de temps avant son départ, elle s’était vu proposer le poste de directrice de l’IAP. « Mais je n’étais pas tout à fait prête, concède-t-elle. D’une part, j’étais en train d’écrire mon livre ; d’autre part, j’avais besoin de me reconnecter avec le côté artisanal de la recherche, de mettre les mains dans les données, les analyser, faire des calculs et des simulations. À Penn State, qui compte parmi les contributeurs de GRAND, les conditions étaient idéales pour que je puisse à la fois écrire et réfléchir à des solutions pour améliorer l’efficacité de l’observatoire. »

Quand elle revient, en 2024, Kumiko Kotera se sent plus sereine. Son livre est quasiment achevé, Grand est en passe d’être optimisé (moins d’antennes pour une même sensibilité), et elle saisit les rênes de l’IAP. « J’ai accepté ces nouvelles fonctions, car j’estime qu’il est nécessaire d’œuvrer pour la collectivité. » De même qu’il sera vital pour elle de continuer à écrire comme elle respire, et ­d’arpenter encore le Gobi et la pampa en quête de son graal cosmique : « Nous attendons nos premiers neutrinos d’ultra haute énergie pour 2030. » ♦

À lire
L’Univers violent, de Kumiko Kotera, Albin Michel, 2025, 304 pages.

Voir aussi
À la poursuite des cataclysmes cosmiques
Wanda Diaz-Merced, l’astronome qui écoute les étoiles !

Notes
  • 1. Unité CNRS/Sorbonne Université.
  • 2. Acronyme de "Giant Radio Array for Neutrino Detection".
  • 3. Unité de mathématiques appliquées (Ensta Paris, Institut poly­technique de Paris/CNRS/Inria).
  • 4. Laboratoire physique nucléaire et hautes énergies (LPNHE, unité CNRS/Sorbonne Université).
  • 5. Université d’État de Pennsylvanie.
  • 6. Via le programme Fullbright.