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Le réchauffement s’emballe-t-il ?
Cet article est issu du dossier « Climat : notre avenir en question », publié dans le n° 11 de la revue Carnets de science (CNRS Éditions, en librairie le 4 novembre).
Le 9 août dernier, en entendant les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) deviser devant les médias du monde entier du premier volet de leur nouveau rapport (le sixième du genre depuis 1990), même les moins avertis se sont dit que l’affaire devait être grave. Inutile de le nier : l’affaire est grave. D’où les titres chocs des quotidiens, le lendemain : « Nos sociétés sommées d’agir » (Le Monde), « Au pied du mur » (La Croix), « Au bord du gouffre » (Libération)… « Ce rapport basé sur l’évaluation de 14 000 études publiées et approuvé par 195 pays n’est pas plus alarmant que les précédents, mais beaucoup plus solide scientifiquement, commente Jean Jouzel, ancien vice-président du Giec et membre de l’Académie des sciences. Il ne remet en cause aucune des conclusions antérieures du Giec mais les détaille, les affine, les enrichit, ce qui explique sans doute l’inquiétude qu’il suscite. »
Une inquiétude renforcée par les événements climatiques graves survenus cet été, tels que les dômes de chaleur apparus sur le continent américain et le bassin méditerranéen, les inondations destructrices qui ont frappé l’Allemagne et la Belgique, ou encore les mégafeux qui ont sévi sur les différents continents. Le temps est loin où le président des États-Unis pouvait qualifier sans vergogne le réchauffement de « canular », et les climatosceptiques traiter leurs contradicteurs de… « nullards ». Certes, le climat terrestre n’a jamais été stable et fluctue naturellement depuis des millénaires.
Mais l’effet de serre qui régule naturellement la planète s’est littéralement emballé au cours des quatre dernières décennies, dont la dernière est très probablement la plus chaude depuis 100 000 ans. Un réchauffement vertigineux, véritable rupture aux échelles géologiques, est donc en marche depuis le début du XXIe siècle, 2020 ayant rejoint 2016 sur le podium des années les plus chaudes.
Surchauffe anthropique
À qui la faute ? Sans surprise aux êtres humains, locataires bien souvent insoucieux de leur propre « niche écologique » car cracheurs compulsifs de gaz à effet de serre (GES). Quelque 2 400 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2), le principal de ces gaz, se sont envolées dans l’atmosphère depuis 1850 ! Inédite par son ampleur et sa rapidité, la surchauffe actuelle de la basse atmosphèreFermerÉgalement appelée troposphère, elle s’étend depuis la surface de la Terre jusqu’à 12 kilomètres d’altitude en moyenne., où les GES s’accumulent avec une efficacité qui tient à leur longue durée de vie (plusieurs centaines d’années pour le CO2), est exclusivement imputable aux actions humaines (industrie, transport, agriculture, élevage, production d’énergie, usage des sols, déforestation…). Le léger doute qui subsistait, il y a peu encore, quant à l’influence possible des changements de l’activité solaire et du volcanisme est désormais levé. « Le rapport du Giec montre pour la première fois, sans équivoque possible, que l’entièreté du réchauffement observé au cours de la dernière décennie est d’origine anthropique », indique Christophe Cassou, chercheur au laboratoire Climat, environnement, couplages et incertitudes1 et l’un des auteurs du rapport.
De combien la température terrestre a-t-elle augmenté, globalement, depuis l’ère préindustrielle ? Le diagnostic est net et précis : 1,1 °C, chaque fraction de degré supplémentaire signifiant des bouleversements plus intenses, plus fréquents, plus longs et à plus grande échelle. « Le changement climatique n’est toutefois pas un phénomène homogène, ses effets ne sont pas identiques dans toutes les régions du globe, précise Pascale Braconnot, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement2. Les continents se réchauffent plus vite que les océans (+ 1,6 °C contre + 0,9 °C) et le réchauffement est particulièrement marqué aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord (Sibérie, Canada septentrional) où il est deux à trois fois supérieur à la moyenne mondiale. Les zones qui se réchauffent le moins sont l’océan Austral et l’Antarctique. L’Arctique se réchauffe davantage parce qu’il est entouré de continents et l’Antarctique moins parce qu’il est encerclé par un océan. »
Concentration record de CO2
Bien d’autres chiffres laissent pantois. En 2019, les concentrations de CO2, en hausse de 47 % depuis le milieu du XVIIIe siècle, date d’apparition de la machine à vapeur, ont atteint 410 parties par millionFermerUnité de mesure (10-6) qui correspond à une concentration par millionième. (ppm), un niveau sans précédent depuis 2 millions d’années. Celles de méthane, autre gaz à effet de serre particulièrement puissant, ont grimpé de 156 % et celles de protoxyde d’azote (issu principalement des engrais azotés et de certains procédés industriels) de 23 %, du jamais vu depuis 800 000 ans.
Non moins inquiétant, les glaciers fondent à un rythme inédit depuis 2 000 ans. Et les océans, de moins en moins riches en oxygène et de plus en plus acides, au grand dam des poissons, des coraux et des coquillages, se sont réchauffés plus rapidement au cours du XXe siècle qu’à tout autre moment depuis la fin de la dernière glaciation, voilà 11 000 ans. Sans oublier l’élévation du niveau des mers, de l’ordre de 1,4 mm par an entre 1901 et 1990 et de 3,6 mm par an entre 2006 et 2015. Une hausse due principalement à l’expansion thermiqueFermerEn se réchauffant, une masse d’eau se dilate et sa surface s’élève mécaniquement. (à hauteur de 50 %), la régression des glaciers continentaux (22 %) et des calottes polaires (20 %), et plus rapide depuis 1990 qu’au cours des trois derniers millénaires.
« La montée du niveau des mers est irréversible, dit Christophe Cassou. Même si nous parvenons à réduire très fortement nos émissions de GES d’ici le milieu du siècle, le phénomène va continuer à augmenter pendant des siècles, voire des millénaires. »
Quand l’extrême devient la norme
Une très mauvaise nouvelle pour les zones côtières et deltaïques. « Les grands deltas de la zone intertropicale (Gange, Irrawaddy, Mékong, Niger, Nil...), extrêmement fertiles, donc extrêmement attractifs, représentent moins de 2 % des terres émergées de la planète mais hébergent 7 % de la population mondiale, rappelle Mélanie Becker, chercheuse au laboratoire Littoral, environnement et sociétés3. Entre 1968 et 2012, le niveau des mers a progressé de 3 mm par an en moyenne dans le delta du Gange qui est le plus vaste et le plus densément peuplé (200 millions de personnes). Cette augmentation, qui résulte de la hausse globale du niveau des océans, est amplifiée par l’affaissement du sol (la “subsidence”), un processus lié à des facteurs naturels (tectonique des plaques, arrivée de près d’un milliard de tonnes de sédiments par an) et des actions humaines comme le pompage des nappes phréatiques par l’agriculture et l’industrie. Entre 1993 et 2012, le sol du delta s’est enfoncé de 1 à 7 mm, selon les endroits. Ce qui veut dire que d’ici à 2100, même dans un scénario de réduction des émissions de GES, la montée des eaux pourrait atteindre 85 à 140 cm suivant les régions et plusieurs millions de personnes être déplacées. » Au-delà de ce cas, selon un rapport de la Banque mondiale paru en septembre, le changement climatique pourrait contraindre 216 millions de personnes à migrer à l’intérieur de leur pays d’ici à 2050.
Les événements extrêmes figurent, hélas, eux aussi en bonne place dans l’inventaire des répercussions liées au réchauffement. Vagues de chaleur et feux ravageurs dans l’Ouest canadien, en Californie, Sibérie, Turquie, Grèce, Algérie…, pluies diluviennes et crues dévastatrices en Wallonie, Allemagne, Chine, Australie… : l’été 2021 n’a pas été avare en catastrophes dont le nombre flambe presque partout depuis quelques années.
« Le lien entre le réchauffement et les incendies, les inondations, les canicules et autres sécheresses hors norme est désormais clairement établi », assure Pascale Braconnot. « Il faut considérer le changement climatique comme un amplificateur de phénomènes extrêmes déjà existants, et ce que nous vivons aujourd’hui comme un avant-goût de ce que nous vivrons demain », renchérit Christophe Cassou.
Bref, le futur ne s’annonce guère riant. D’autant que continuer à brûler des combustibles fossiles ne peut qu’amener les océans et les terres forestières, qui ont absorbé jusqu’à présent 56 % des émissions de CO2, à jouer moins efficacement leur rôle de « puits de carbone ». Autres épées de Damoclès pendues au-dessus de nos têtes : les événements dits « de faible probabilité mais à haut risque » tels que le dépérissement des forêts à l’échelle mondiale, la disparition rapide de la calotte glaciaire en Antarctique ou la perturbation des courants océaniques de l’Atlantique Nord. « Ces événements ont peu de chance de se produire mais, s’ils arrivaient, ils constitueraient des points de basculement pour le système climatique et leurs impacts sur les écosystèmes terrestres et marins, ainsi que sur les sociétés humaines, seraient dévastateurs », commente Christophe Cassou.
Des cinq scénarios d’émissions de GES présentés par le Giec, seul le moins émissif, celui prévoyant une élévation de la température moyenne de la planète de 1,6 °C entre 2040 et 2060 (comparé à la période 1850-1900), et de 1,4 °C à l’horizon 2080-2100, respecte l’Accord de Paris scellé en 2015 par la quasi-totalité des dirigeants mondiaux et visant à rester « bien en deçà » de +2 °C. Or, au rythme actuel de réchauffement et vu la faible motivation de certains pays industriels pour baisser vigoureusement leurs émissions, les +1,5 °C ont de grandes chances d’être atteints entre 2030 et 2040, et la température de la planète d’avoisiner au minimum +3 °C vers 21004.
Demain, un monde zéro carbone ?
Qu’il faille aller plus vite et plus loin pour rattraper la bonne trajectoire ne fait aucun doute. Mais à quelques jours de la 26e conférence climat de l’Organisation des Nations unies (COP 26) organisée à Glasgow (Écosse) du 1er au 12 novembre, « moins de la moitié des pays signataires de l’Accord de Paris ont revu à la hausse leurs engagements de réduction de GES, constate Jean Jouzel. Le monde politique a pris la mesure des mises en garde des scientifiques, mais on est encore très loin du compte, d’autant que la principale aspiration des économies, à la sortie de la pandémie, est de repartir comme avant et non d’accélérer la transition écologique. Les ventes d’avions ont repris, le numérique poursuit de plus belle son expansion… »
Si l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Australie, le Mexique, l’Indonésie, la Turquie, l’Arabie saoudite…, se montrent peu enclins à mettre en œuvre un mode de développement bas carbone, le « paquet climat » présenté à la mi-juillet par la Commission européenne ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2050 moyennant, notamment, l’interdiction de la vente des véhicules à moteur à combustion dès 2035 et la refonte du marché du carbone. Autre signe encourageant, la Chine, premier pollueur mondial, s’est fixée comme objectif d’atteindre son pic d’émissions de CO2 vers 2030 et vise la neutralité carbone d’ici 20605 bien que Pékin ait annoncé début août la réouverture de quinze anciennes mines de charbon pour éviter une pénurie d’électricité…
De leur côté, les États-Unis ont promis de freiner l’emballement de la machine climatique en réduisant leurs émissions de GES entre 50 % et 52 % d’ici à 2030 par rapport à 2005. « Les Américains ne pouvaient pas ne pas emboîter le pas des Chinois, pointe Jean Jouzel. Le développement économique se fera, à plus ou moins long terme, dans un monde zéro carbone. La seule solution raisonnable, pour les trois blocs Europe/ Chine/États-Unis, est non seulement de participer à cette transition inéluctable, mais aussi et surtout d’en devenir le leader. Qui prendra la tête de la lutte contre le réchauffement gagnera la suprématie économique. »
Reportée d’un an pour cause de Covid-19, la COP 26 s’annonce comme la plus importante depuis 2015. Les négociateurs parviendront-ils à relancer une dynamique qui conduise à des engagements plus importants pour gagner la bataille contre le réchauffement ? « L’Union européenne va mettre dans la corbeille son engagement de réduire ses émissions de GES de 55 % d’ici à 2030, dit Jean Jouzel. Les États-Unis sont de retour sur la scène de la diplomatie climatique depuis l’élection de Joe Biden. Concernant les Chinois, la bonne nouvelle serait qu’ils annoncent un pic d’émissions pour 2025 et une descente rapide par la suite. Il faut en outre espérer davantage de solidarité vis-à-vis des pays en voie de développement. Sans financements adéquats, les pays du Sud n’auront aucune chance de faire face aux effets du changement climatique dont ils ne sont pratiquement pas responsables. Limiter le réchauffement de la planète, avant qu’il ne soit trop tard, reste un défi réalisable, mais l’effort à faire suppose une politique extrêmement volontariste. » ♦
- 1. Unité CNRS/Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique.
- 2. Unité CNRS/CEA/Université de Versailles Saint-Quentin.
- 3. Unité CNRS/La Rochelle Université.
- 4. Une étude parue en septembre dans Nature a conclu que pour ne pas dépasser la barre des 1,5 °C, il faudrait laisser dans le sol, d’ici 2050, près de 60 % des réserves de pétrole et 30 % de celles de charbon. Dire que le monde n’est pas sur cette trajectoire est un euphémisme.
- 5. « La Chine surprend en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2060 », A. Garric et F. Lemaître, Le Monde, septembre 2020.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).