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Climat, les citoyens aux manettes
Certains coups de fil ne s’oublient pas. Ceux passés de la mi-août à la mi-septembre par l’institut de sondages Harris Interactive à plusieurs milliers de Françaises et Français sont de ceux-là. L’objet de ces appels effectués après le tirage au sort, sous contrôle d’un huissier, de 255 000 numéros de téléphone (85 % de portables et 15 % de fixes) ? Sélectionner, conformément au vœu du président de la République et selon des critères de sexe, d’âge, de niveau de diplôme, de métier, de situation géographique…, cent cinquante citoyens reflétant au mieux la population tricolore et charger cette société civile miniature de formuler des propositions permettant à l’Hexagone de réduire d’au moins 40 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à 1990), le tout dans un esprit de justice sociale.
Une revendication citoyenne
Une première ! Et surtout la réponse à une double urgence. « La Convention citoyenne pour le climat est la résultante des revendications démocratiques et écologiques qui se sont exprimées ou s’expriment à travers le grand débat national voulu par Emmanuel Macron pour tenter de sortir de la crise des “gilets jaunes”, la pétition de “l’Affaire du siècle”, les marches pour le climat et la justice sociale, les marches pour les sciences… », explique Julien Blanchet, rapporteur général de la convention dont l’organisation a été confiée au Conseil économique, social et environnemental (CESE) et dont les travaux commenceront le 4 octobre.
La défiance des Français à l’égard des institutions représentatives a atteint un niveau tel qu’« il est devenu indispensable d’inventer de nouveaux modes de participation citoyenne, renchérit Loïc Blondiaux, chercheur au Centre européen de sociologie et science politique de la Sorbonne1 et membre du comité de gouvernance de la convention. Les citoyens n’acceptent plus de déléguer leur pouvoir et leur parole sans avoir la possibilité de s’exprimer. Le passage en force de la décision publique “par le haut”, au nom de l’intérêt général ou de la science, n’est plus recevable ». De quoi expliquer que presque un tiers des personnes contactées pour participer à la convention organisée dans un cadre institutionnel, mais indépendante du gouvernement, aient donné leur accord verbal.
Qu’ils aient à réfléchir sur des mesures relatives aux économies d’énergie, la rénovation thermique des logements, l’agriculture, les transports, la fiscalité écologique…, les heureux élus (52 % de femmes et 48 % d’hommes) travailleront sous la veille d’un comité de gouvernance composé notamment d’experts du climat, de la démocratie participative ou du champ économique et social.
Un accompagnement par des chercheurs « extérieurs »
« Tout le comité a acté très tôt que son rôle n’était pas de tout contrôler, tout encadrer, insiste Julien Blanchet. Les citoyens, qui se verront remettre une charte édictant un certain nombre de principes pour que les délibérations se déroulent de manière sereine et respectueuse, seront autonomes dans le cadre de leur mandat. Ils jouiront par conséquent d’une grande liberté. » Et ce d’autant que trois garants désignés par les trois chambres de la République (Assemblée nationale, Sénat, CESE) veilleront à ce qu’aucune pression gouvernementale ou parlementaire ne vienne entraver le processus.
« Le comité de gouvernance, dont je fais partie en qualité de conseiller CESE, s’est réuni dès la mi-juillet pour concevoir l’architecture globale du dispositif et réfléchir, en particulier, à la façon de fournir une information scientifique de qualité aux citoyens, intervient le climatologue Jean Jouzel, directeur de recherche émérite au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et membre de l’Académie des sciences. Pour cela, nous avons élaboré des modules documentaires (textes, vidéos, références bibliographiques) sur le lien causal direct entre utilisation de combustibles fossiles, émission de gaz carbonique et hausse des températures, ainsi que sur la transition écologique. Ces contenus seront distribués aux citoyens afin qu’ils disposent de données objectives, précises, sur les enjeux liés à l’augmentation actuelle de l’effet de serre et les moyens d’action possibles. Par ailleurs, nous avons dressé une liste d’intervenants où figurent des spécialistes du climat, dont certains du CNRS. »
Ces chercheurs « extérieurs » participeront à la première réunion de travail, y exposeront l’état de la situation climatique et proposeront des pistes de réflexion. Les citoyens, par la suite, pourront auditionner les scientifiques qu’ils souhaitent, sous réserve de respecter un juste équilibre dans le choix des invités. « Il ne s’agira pas de cours magistraux, promet Julien Blanchet. Les citoyens poseront toutes les questions qu’ils veulent, quitte à aller parfois jusqu’à la contradiction. »
Des séances soumises à évaluation
Une chose est sûre : six week-ends d’intense labeur, à raison d’un week-end toutes les trois semaines, attendent les cent cinquante volontaires qui se réuniront à Paris au palais d’Iéna, siège du CESE, bénéficieront d’une indemnisation sur le modèle des jurés d’assises (86 euros par jour) et devront rendre leur copie fin janvier 2020. Deux cabinets de conseil spécialisés dans le dialogue citoyen animeront les discussions, et les citoyens ne seront pas toujours réunis en séance plénière, mais travailleront souvent par petit groupe.
Par ailleurs, des fact-checkers (étudiants, jeunes chercheurs) se tiendront à leur disposition pour vérifier à tout moment une information litigieuse, et vingt observateurs de toutes les disciplines collecteront des données sur le déroulement des séances, les thèmes débattus, les propositions échafaudées… « Cela nous aidera à tirer les enseignements de cette première Convention citoyenne car, comme l’a indiqué le président de la République dans son discours du 25 avril dernier, d’autres expériences du même genre suivront », explique Julien Blanchet. Enfin, la démocratie ne s’exerçant jamais mieux qu’à ciel ouvert, des sessions de travail seront retransmises en direct sur le site internet de la convention, voire à la télévision (des discussions sont en cours avec différents diffuseurs).
Un exercice démocratique inédit
Que la Convention citoyenne, de par sa durée, son sujet et ses implications sociétales, mérite l’appellation d’« exercice démocratique inédit dans la Ve République » ou de « nouvelle respiration démocratique » ne fait aucun doute, quand bien même certaines ONG (Greenpeace, Oxfam, Réseau action climat…) y voient un leurre à l’intention des médias et de l’opinion. « Ce dispositif va permettre aux citoyens, au terme d’un processus d’enquête et de délibération collective, d’écrire eux-mêmes la loi, certes avec l’aide de juristes, commente Loïc Blondiaux. C’est donc un processus jamais vu dans l’histoire politique de notre pays où la culture et la pratique de la participation citoyenne ne sont pas monnaie courante. La Constitution de 1793, que l’on décrit souvent comme la plus démocratique qu’ait connue la France, ouvrait largement le champ de la participation, mais elle n’a jamais été mise en application. »
Surtout, si des formes innovantes d’interfaces entre gouvernants et gouvernés ont fait la preuve de leur utilité au Canada (en Colombie-Britannique et en Ontario), aux États-Unis (Oregon, Texas), en Islande, aux Pays-Bas ou en Irlande, aucun de ces dispositifs n’a poussé le bouchon aussi loin que l’instance française.
En Irlande, où une « Convention constitutionnelle » de 100 membres (66 citoyens tirés au sort, 33 parlementaires de tous bords et un magistrat nommé par le gouvernement pour en assurer la présidence) a abouti en 2015 à l’adoption du droit à l’avortement et du mariage pour tous, le gouvernement n’était pas tenu par les recommandations de cette assemblée, mais seulement dans l’obligation d’y répondre dans un délai de quatre mois et d’indiquer s’il entendait les soumettre à référendum.
« La Convention pour le climat présente cette particularité, qui en fait à mes yeux une première mondiale, que le chef de l’État s’est engagé à soumettre « sans filtre », selon ses propres termes, les mesures formulées par les citoyens soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit directement à application réglementaire », explique Loïc Blondiaux. Lors d’une journée spéciale, ces derniers auront en outre la possibilité d’évaluer la réponse apportée à leur production par le président de la République et le gouvernement. « Un engagement aussi fort de la part de l’exécutif à propos de mesures qui vont certainement affecter la vie de plusieurs millions de personnes et s’avérer structurantes pour l’avenir de notre société, est quelque chose d’entièrement nouveau, doublé d’un vrai pari politique. Mais on a de bonnes raisons de penser que ce processus va aller jusqu’à son terme », estime le même chercheur. « Ce que je crois, c’est qu’il n’y aura pas de marche en arrière, conclut pour sa part Julien Blanchet. Les citoyens n’accepteront pas que ce nouvel outil démocratique leur soit retiré. » Bien peu conventionnelle assemblée, assurément, que cette convention. ♦
- 1. Unité CNRS/Université Paris-Panthéon-Sorbonne/EHESS.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).