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Les graffs latins, précieux vestiges historiques
Cet article est à retrouver dans le n°8 des Cahiers des Umifre
Au VIIe siècle, à l’aurore de la conquête arabe, le grec est d’usage dans tout l’empire byzantin. En Méditerranée orientale, l’écriture latine disparaît du paysage graphique. Partout ? Pas tout à fait. Progressivement, jusqu’à l’expansion ottomane au XVIe siècle, pèlerins, marchands et croisés venus d’Occident établissent des hospices, des églises, des châteaux et y apposent des inscriptions et des graffitis en alphabet latin. Ils tentent ainsi de s’approprier graphiquement, spatialement et symboliquement les lieux, notamment les lieux saints du christianisme.
Graffitis et inscriptions : des objets historiques
Immortalisés dans la pierre, le métal ou le bois, ces milliers de textes griffonnés sont parvenus jusqu’à nous. Témoignages uniques de la présence éphémère d’Occidentaux à travers les siècles, ces traces sont aujourd’hui des documents historiques. Largement étudiée en Occident – les graffitis de Pompéi notamment –, l’écriture migrante dans l’Orient latin médiéval a longtemps été laissée de côté par la recherche au profit des sources manuscrites. Depuis quelques années, Estelle Ingrand-Varenne, chercheuse CNRS au Centre d'études supérieures de civilisation médiévale1, détachée au Centre de recherche français à Jérusalem2, s’est lancée sur la piste de ces inscriptions, spontanées ou commandées.
Aux origines et au cœur de ce projet, une écriture : l’alphabet latin. En 2013, au cours de sa thèse, Estelle Ingrand-Varenne étudie l’épigraphie de l’ouest de la France entre le XIIe et le XIVe siècle, et son passage du latin au français. Elle découvre qu’en Terre Sainte – en Palestine et en Israël –, certaines des inscriptions remontant à cette même époque sont en alphabet latin. Pour cette spécialiste de l’écriture épigraphique au Moyen Âge, « c’est un témoignage d'autant plus important qu’en Israël, par exemple, ces inscriptions sont la seule source écrite de l’époque des croisés aux XIIe et XIIIe siècles qui soit restée in situ, c’est-à-dire conservée là où elle a été produite. Le reste, les manuscrits ou les chartes par exemple, a disparu ou est revenu en Occident ».
Au détour d’un voyage à Istanbul, elle se retrouve alors à décrypter des inscriptions latines de Constantinople, juste après la IVe croisade. « Quand les croisés se sont installés, ils ont laissé quelques traces, des inscriptions monumentales dans les décors des églises, dans les lieux saints, sur de la mosaïque, sur des peintures. Ils ont inscrit un blason, les noms des personnages représentés, des petits poèmes, très souvent des textes religieux, des prières dans un monde alors grec », raconte-t-elle. Mais comment les comprendre ? Quel sens leur donner ? Mots isolés ou textes entiers, les scientifiques entendent les étudier comme n’importe quel discours.
Écrire dans l’espace sacré
« Basilius pictor » (« Basile, peintre »), signe l’artiste d’une partie des mosaïques de l’église de la Nativité de Bethléem ; « Maudit soit celui qui m'enlève du monastère de la Sainte-Nativité de Bethléem », peut-on déchiffrer sur un chandelier – certainement une malédiction pour prévenir du vol. Écrits, dessinés ou peints, ces inscriptions et ces graffitis médiévaux disent quelque chose de la société dont ils recouvrent les murs. Ils révèlent une pratique sociale, un moyen de communication. Et portent des messages très variés. On les trouve tantôt sous la forme de graffitis, – textes intimes, simples éraflures ou dessins sur les murs et les monuments ; tantôt comme inscriptions monumentales, au sens plus commémoratif – écriture souvent commandée par les rois, les hommes de pouvoir, ou plus généralement le clergé de haut rang. « Le graffiti, particulièrement, est un geste extrêmement fort. C’est une écriture plus ordinaire, celle des pèlerins, des voyageurs de passage. L’idée était de laisser sa trace, son nom, sur une colonne, une pierre, dans un lieu particulièrement vénéré par le christianisme. Sans doute pour se recommander à Dieu », souligne la chercheuse.
Pour la toute première mission sur le terrain – et la première étape – du projet Graph-East3, direction Chypre. « L’île a la plus forte concentration d’inscriptions en alphabet latin pour la Méditerranée orientale pour le Moyen Âge : plus de 800, et essentiellement funéraires », explique Estelle Ingrand-Varenne. Monumental, le projet repose sur un inventaire de quelque 2 500 inscriptions repérées jusque-là. Mais la chercheuse espère en découvrir bien davantage. Cette première mission chypriote a permis de récolter de précieuses données et de recueillir de nombreuses notes, traductions, et photographies. Il s’agit pour les scientifiques de relever dans les moindres détails tout l’environnement de ces traces manuscrites. Ces carnets de recherche viendront accompagner et enrichir le vaste inventaire des inscriptions. Suivant leur piste, l’équipe d’Estelle Ingrand-Varenne va parcourir dix pays : Israël et territoires palestiniens, Turquie, Grèce et ses îles, Liban… « Nous avons identifié des lieux très précis, tels le Saint-Sépulcre à Jérusalem, la Basilique de la Nativité à Bethléem, l’une des plus vieilles églises du monde, des lieux de pèlerinage très importants, qui sont riches en graffitis. Nous ne sommes encore qu’au tout début du projet… » précise-t-elle.
Faire parler les murs
Qui écrivait ? Pourquoi ces inscriptions ont-elles été produites ? Graph-East cherche d’abord à comprendre ce que pouvaient représenter ces inscriptions au Moyen Âge oriental, recouvrant ainsi près de dix siècles. « Au-delà du sens, il s’agit également d’explorer le cycle de l’objet épigraphique, de découvrir et retracer leur chemin jusqu’à nous. Autrement dit, comment ces marques ont-elles pu traverser les époques ? Pourquoi peut-on encore les voir aujourd’hui ? » explique la chercheuse. La deuxième partie du projet se concentrera sur le jeu de ces écritures et de leurs interactions à une époque où se côtoient l’alphabet latin, le grec, l’arménien, l’arabe, le géorgien, le syriaque. « Jusque-là, les épigraphies ont été étudiées de manière très isolée. Nous souhaitons, dans ce milieu multiculturel, en proposer une histoire connectée » poursuit-elle.
Enfin, Graph-East s’attachera à analyser cette écriture migrante, de l’Occident vers l’Orient, par le prisme des transferts culturels. Afin de donner à voir le travail de terrain, de documenter les archives de la recherche ou encore d’ouvrir de nouvelles pistes, Graph-East fera également l’objet d’une série documentaire4 : deux vidéastes vont suivre l’équipe pendant les cinq années du projet. À travers ces archives inédites, les murs ont encore beaucoup de choses à nous dire des sociétés médiévales. ♦
Pour en savoir plus
Le site du projet ERC Graph-East : https://grapheast.hypotheses.org/
- 1. Unité CNRS/Université de Poitiers.
- 2. Laboratoire de recherche international (IRL) CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères/Aix-Marseille Université.
- 3. Le projet épigraphique Graph-East est lauréat d'une bourse du Conseil européen de la recherche, ERC Starting Grant.
- 4. Pour voir la série documentaire sur la mission en Chypre : https://www.youtube.com/channel/UChAbTpXdLZ5y3j0ENCQ8SJw
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Auteur
Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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