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Charpente de Notre-Dame : stop aux idées reçues !
L’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame retombée, de nombreux commentaires contradictoires ont circulé à propos de la charpente disparue, des bois qu’il fallait sécher plusieurs années pour être utilisés et des forêts entières qu’il fallait raser pour la construire ou la reconstruire. Il est donc utile de faire un état des connaissances sur la charpente et les bois utilisés à Notre-Dame au XIIIe siècle ainsi que sur les possibilités de reconstruire une charpente en bois selon les techniques en vigueur au Moyen Âge.
Les études sur la charpente gothique
Fort heureusement, des relevés architecturaux précis des structures médiévales avaient été réalisés en 2015 par les architectes Rémi Fromont et Cédric Trentesaux, dont une courte synthèse a été publiée en 2016 dans la revue Monumental1, en complément de ceux faits en 1915 par l'architecte Henri Deneux et d’un mémoire de DEA réalisé en 1995 par V. Chevrier2 portant sur la dendrochronologieFermerMéthode de datation du bois à partir des cernes (anneaux) des arbres.. De plus, un scanner de la charpente a été effectué en 2014 par l’entreprise Art Graphique et Patrimoine (150 scans).
Le relevé complet et précis de la charpente a donc bien été réalisé. La disparition de cette charpente représente néanmoins une immense perte scientifique pour la connaissance des constructions en bois du XIIIe siècle car son analyse archéologique, tracéologique et dendrologique restait à faire. De nombreuses études complémentaires auraient mérité d’être réalisées pour comprendre le fonctionnement des structures, les procédés de mise en œuvre et de levage, les types d’assemblage, les phases de construction et de reprises, l’organisation du chantier et sa progression.
Les datations dendrochronologiques effectuées en 1995 restent imprécises et devaient être affinées pour dater à l’année près les différentes campagnes du chantier et les restaurations. L’étude dendrologique méritait aussi d’être réalisée pour connaître la provenance des bois, le profil des chênes abattus (morphologie, âge, croissance…) et par là même l’état des forêts exploitées au XIIIe siècle.
Cette étude reste donc à faire à partir des documents existants et des restes calcinés. Cette perte est d’autant plus grande que ce n’est pas une charpente gothique qui a disparu, mais trois : celle construite sur le chœur vers 1220, celle qui appartenait à la première charpente des années 1160-1170 dont les bois furent réemployés, et celle de la nef (1230-1240 ?) qui était bien plus perfectionnée que celle du chœur.
Celles des deux bras du transept, de la flèche et les travées du vaisseau central limitrophes à la flèche dataient des travaux de Lassus et Viollet-le-Duc au milieu du XIXe siècle.
Le bois d’œuvre et la forêt exploitée au XIIIe siècle
Les documents à notre disposition et les études des autres grandes charpentes du XIIIe siècle permettent de répondre à certaines questions. Les bois utilisés dans les charpentes médiévales ne furent jamais séchés pendant des années avant d’être utilisés, mais taillés verts et mis en place peu après leur abattage. Il s’agissait de chênes provenant des forêts les plus proches appartenant vraisemblablement à l’évêché. Chaque poutre est un chêne équarri (tronc taillé en section rectangulaire) à la hache en conservant le cœur du bois au centre de la pièce. La scie n’était pas utilisée au XIIIe siècle pour la taille des poutres. Les chênes abattus correspondaient précisément aux sections recherchées par les charpentiers et leur équarrissage se faisait a minima au plus près de la surface du tronc avec peu de perte de bois. Les bois ainsi taillés étaient indéformables, contrairement aux bois sciés. Les courbures naturelles du tronc étaient donc conservées à la taille ce qui n’était en rien un handicap pour les charpentiers du XIIIe siècle.
Des chênes jeunes, fins et élancés
On estime que la construction de la charpente gothique de la nef, du chœur et du transept de Notre-Dame a consommé autour de 1 000 chênes. Environ 97 % d’entre eux étaient taillés dans des fûts d’arbres de 25-30 centimètres de diamètre et de 12 mètres de long maximum. Le reste, soit 3 % seulement, correspondait à des fûts de 50 centimètres de diamètre et de 15 mètres maximum pour les pièces maîtresses (entraits). Ces proportions sont similaires à celles mesurées dans les charpentes du XIIIe siècle des cathédrales de Lisieux, Rouen, Bourges, Bayeux. Outre leur faible diamètre, la majorité de ces chênes étaient jeunes, âgés en moyenne de 60 ans avec des croissances rapides d’après les études dendrochronologiques menées sur la plupart des charpentes du XIIIe siècle du Bassin parisien. On est donc bien loin de l’image d’Épinal des énormes chênes au tronc épais et vieux de plusieurs siècles.
Ces arbres jeunes, fins et élancés provenaient de hautes futaies où la densité du peuplement était maximale et où la forte concurrence entre les chênes les a contraints à pousser très rapidement vers la lumière en hauteur, non en épaisseur. Ces futaies médiévales, gérées selon une sylviculture spécifique qui reposait sur une régénération par coupe à blanc et recépage, et sur l’absence d’éclaircie pour conserver l’hyperdensité du peuplement, produisaient massivement et rapidement des chênes parfaitement adaptés à la construction en bois et aux techniques de taille à la hache.
Pour ces raisons, les surfaces forestières sollicitées par ces grands chantiers ne représentaient que quelques hectares : à peine 3 hectares pour les 1200 chênes de la charpente de la cathédrale de Bourges3. On est donc là encore bien loin des légendaires défrichements de forêts entières pour la construction des cathédrales gothiques…
La structure de la charpente
Au début du XIIIe siècle, les maîtres charpentiers étaient confrontés à des difficultés inédites, liées au gigantisme des cathédrales gothiques et surtout aux difficultés d’adapter la charpente à des murs minces percés de grandes verrières et à la forte poussée des vents sur des toitures de plus en plus hautes et pentues. Ce défi était d’autant plus ardu que les charpentes dites à « chevrons-formant-fermes » de l’époque généraient d’importantes poussées latérales sur les murs et que les bois utilisés étaient fins, donc flexibles.
Le maître charpentier de Notre-Dame a su relever ce défi avec brio en concevant une structure complexe mais équilibrée, stable pour elle-même et pour les murs, avec de nombreux dispositifs de raidissement au sein des fermes, des renforcements des entraits, un doublement de la triangulation, des systèmes de moises pour soulager les bois lourds, des travées courtes pour limiter les poussées latérales des fermes, des reports de charges des fermes secondaires sur les principales par des liernes latérales et axiales, une pente forte et d’autres techniques pour rendre la structure indéformable et répartir de façon homogène les charges sur les murs. Il n’a pas hésité à charger la structure de tous les dispositifs nécessaires avec des centaines de pièces secondaires, la rendant bien plus dense que la plupart des charpentes de son temps ce qui lui a donné sur surnom de « forêt ».
Le maître d’œuvre a su faire une parfaite synthèse de toutes les expérimentations réalisées sur les grands chantiers en cours de son époque. Il fut certainement l’un des plus grands et des plus audacieux maîtres charpentiers de son temps. La charpente du XIIIe siècle de Notre-Dame figurait parmi les plus grands chefs-d’œuvre de la charpenterie gothique française par sa complexité technique et son exceptionnel état de conservation.
Le temps nécessaire à la réalisation d’une charpente à chevrons-formant-fermes est connu et n’est pas si important que l’on imaginerait. La construction de la charpente du XIIIe siècle de la cathédrale de Bourges aurait réclamé seulement dix-neuf mois de travail pour une équipe de 15-20 charpentiers, de l’équarrissage des 925 chênes au levage des fermes.
Quid des vestiges ?
À l’heure actuelle, un collectif de chercheurs regroupant spécialistes des charpentes, anthracologuesFermerIl analyse les charbons de bois et détermine les essences d’arbres dont ils proviennent., dendrologues, écologues, climatologues, biogéochimistes s’est attelé à la mise en place d’un projet de recherche destiné à collecter et à étudier les restes calcinés de la charpente, le jour où ceux-ci seront accessibles. Il est d’ores et déjà dans l’esprit de tous, services patrimoniaux, architectes, élus et chercheurs que les vestiges de la charpente seront préservés après étude à des fins conservatoires.
Quels bois pour reconstruire ?
Concernant le bois d’œuvre nécessaire. Comme dit plus haut, les bois utilisés au XIIIe siècle à Notre-Dame sont pour 97 % de faible diamètre (25-30 cm) et de 12 mètres de long maximum ce qui correspond à de « petits » chênes, facile à trouver. L’abattage de 1 000 chênes ne représente pas un inconvénient, puisque le pays dispose de la plus grande forêt d’Europe avec 17 millions d’hectares (ha) de forêts dont 6 millions en chênaies, en constante augmentation depuis des années. Le prélèvement ne se ferait pas par coupe rase comme on l’a souvent répété puisque les futaies actuelles sont différentes de celles du XIIIe siècle et que ces « petits » chênes sont dispersés dans les peuplements actuels. Leur prélèvement se ferait donc par des coupes individuelles ciblées au sein des futaies (furetages), limitant ainsi l’impact écologique sur les écosystèmes forestiers. Il s’agirait essentiellement d’arbres déclassés, sans valeur pour les forestiers car trop petits pour des futaies gérées aujourd’hui pour la production de gros bois. Rappelons que la fabrication du bateau L’Hermione a prélevé de cette façon 2 000 chênes, soit le double que pour Notre-Dame, sans que cela n’ait causé le moindre souci environnemental.
La reconstruction d’une charpente en chêne permettrait de valoriser la filière forestière française qui connaît aujourd’hui des difficultés en raison de la sous-exploitation des futaies et de l’exportation massive du bois brut notamment vers la Chine. Aujourd’hui, l’emploi d’un matériau biosourcé, travaillé selon des techniques traditionnelles, serait un signe fort de notre époque dans le choix d’une gestion raisonnée et écologique de nos ressources naturelles et d’une économie verte tournée vers le savoir-faire artisanal.
Quelle charpente restituer ?
Par le passé, la reconstruction des charpentes incendiées sur les cathédrales a souvent reproduit à l’identique l’originale du XIIIe siècle par respect du monument comme sur les cathédrales de Meaux en 1498, de Rouen en 1529 puis en 1683, de Lisieux en 1559 ou au XIXe siècle sur de nombreux édifices protégés. Certes, il existe tout autant des charpentes refaites à neuf sans tenir compte de l’originale, avec des structures simples, pragmatiques et plus économiques.
Les charpentes en béton de la cathédrale de Reims faite en 1919 ou en métal à Chartres, en 1836, furent réalisées selon ce principe par manque de bois d’œuvre de qualité, faute de futaies à proximité, et non par volonté manifeste d’innover technologiquement. Les dons exceptionnels récoltés pour Notre-Dame et le potentiel forestier actuel ne devraient plus contraindre les décideurs à de tels choix économiques. De plus, l’emploi de matériaux contemporains ne garantit ni la pérennité des structures sur le très long terme, comme a su le prouver le chêne sur huit siècles, ni la transmission des savoir-faire traditionnels des « bâtisseurs » des cathédrales.
Par ailleurs, le fait d’innover et d’apposer l’empreinte de notre temps à Notre-Dame n’est plus aussi légitime que par le passé en raison du classement de l’édifice qui soumet toute restitution à la Charte de Venise. Son article 9 stipule qu’une partie détruite doit être restituée fidèlement sur le respect de la substance ancienne tant que celle-ci est documentée par des relevés précis. Or, le relevé complet de la charpente existe, même s’il reste encore à définir les rajouts ultérieurs pour restituer son aspect originel. La structure de la flèche est également connue grâce à une maquette des compagnons charpentiers. La restitution de la « forêt » gothique est donc possible mais surtout imposée par la réglementation des Monuments historiques.
Outre le matériau et la forme, le débat doit surtout prendre en compte les techniques à utiliser.
Quelles techniques mettre en œuvre aujourd’hui ?
Si les formes des charpentes ont sans cesse évolué de siècle en siècle, les techniques de taille manuelle à la hache, dites « traditionnelles », sont restées quant à elles identiques du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle. Contrairement à une idée largement répandue, ces techniques ne sont quasiment plus utilisées aujourd’hui dans les grandes entreprises de charpenterie du fait de leur modernisation nécessaire et de l’amélioration des outils d’usinage numériques et des machines-outils électriques. Les entreprises des Monuments historiques ni même les compagnons charpentiers n’équarrissent plus les bois à la hache et s’approvisionnent directement en scierie. La question de la survie de ce savoir-faire est donc posée puisqu’il disparaît pareillement dans tous les pays européens. Seules quelques rares entreprises artisanales pratiquent encore la taille à la doloire, cherchant à maintenir la transmission d’un savoir-faire pluriséculaire et l’essence même de leur métier par la maîtrise de toute la chaîne opératoire : de la sélection de l’arbre en forêt, sa taille manuelle, à sa pose. Ces techniques traditionnelles sont pourtant économiquement viables et rentables pour ces petites entreprises.
La différence entre un ouvrage fait selon la tradition et les techniques industrielles est pourtant sans équivoque puisque les bois équarris à la hache sont plus solides et de meilleure tenue que ceux sciés, ils ne se déforment pas au séchage, les bois courbes peuvent être employés, le bois d’œuvre est moins couteux puisqu’adapté à la section, , les pertes sont minimes, l’ouvrage est plus beau en respectant les formes naturelles du tronc et, surtout, les charpentiers y retrouvent l’amour de leur métier. Cela explique le succès des chantiers traditionnels comme Guédelon ou ceux des « charpentiers sans frontières » qui réunissent jusqu’à 60 charpentiers professionnels venus du monde entier pour restaurer un ouvrage. Depuis peu, des conservateurs des Monuments historiques et des architectes réclament que les bois soient travaillés selon les techniques traditionnelles à la doloire pour la restauration de charpentes anciennes comme pour l’Aître Saint-Maclou à Rouen, mais peu d’entreprises peuvent encore y répondre. Elles ont besoin de formation pour réapprendre ces savoir-faire, ce qui est justement proposé par le projet de loi du gouvernement pour la restauration de Notre-Dame.
Un chantier-école de ce type sur le parvis de Notre-Dame, avec des dizaines de charpentiers équarrissant à la hache des grumes et taillant les bois manuellement selon les règles ancestrales du métier, permettrait aux entreprises de renouer le lien avec ce savoir-faire pluriséculaire, dans l’esprit et la continuité des chantiers des cathédrales. Un tel chantier serait sans nul doute spectaculaire et très émouvant auprès du grand public, car il témoignerait du respect de notre époque pour un patrimoine gestuel et technique qui se doit d’être préservé en France comme élément de notre identité culturelle et encore plus sur l’un des monuments les plus chers à la nation.
Le véritable défi technologique que représente la reconstruction de la charpente de Notre-Dame n’est pas de faire une structure high-tech en matériau contemporain, ce que nous savons très bien faire sur des gares ou des aéroports, mais bien de pouvoir encore aujourd’hui réaliser une charpente en chêne dans le respect des savoir-faire traditionnels.
Ce choix serait d’une étonnante modernité, car il permettrait à un corps de métier de se réapproprier des techniques respectueuses du monument, des hommes et du bois, par l’emploi d’un matériau biosourcé prélevé en valorisant nos ressources forestières selon une éthique écologique, et travaillé manuellement avec une empreinte carbone quasi nulle, selon des préoccupations somme toute très ancrées dans le XXIe siècle. ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
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Sur notre site :
Un double numérique pour Notre-Dame
Notre-Dame : enquête au milieu des décombres
Faire parler les matériaux de Notre-Dame
Notre-Dame : la recherche s'organise
Comment reconstruire le son de Notre-Dame ?
Pour en savoir plus :
« Les forêts et le bois d’œuvre au Moyen Âge dans le Bassin parisien », F. Épaud, in La Forêt au Moyen Âge, Les Belles Lettres, à paraître.
De la charpente romane à la charpente gothique en Normandie, F. Épaud, Publications du Centre de recherches archéologiques et historiques médiévales, 2007.
- 1. «Le relevé des charpentes médiévales de la cathédrale Notre-Dame de Paris: approche pour une nouvelle lecture», R. Fromont, c. Trentesaux, Monumental, semestriel1, Éditions du Patrimoine, 2016.
- 2. «La charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris à travers la dendrochronologie», Chevrier V., mémoire de DEA, Université de Paris-Sorbonne, Paris IV, 1995.
- 3. La charpente de la cathédrale de Bourges. De la forêt au chantier, F. Épaud, Coll. « Perspectives historiques », Presses universitaires François-Rabelais, 2017.
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Jangui Motz le 4 Janvier 2020 à 22h06Pages