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Le « matrimoine » revient en force

Dossier
Paru le 02.04.2025
Le tour du patrimoine en 80 recherches

Le « matrimoine » revient en force

19.09.2025, par
Temps de lecture : 12 minutes
Une femme regarde des sculptures de femmes par Camille Claudel
Femmes accroupies sculptées par Camille Claudel (bronze/plâtre patiné ; vers 1884-1885).
Moins connues que les Journées européennes du patrimoine, les Journées du matrimoine, qui se tiennent aux mêmes dates, sont l’occasion de s’interroger sur la place trop longtemps occultée des femmes dans l’histoire culturelle.

« En son temps, les critiques encensaient chez Victor Hugo son génie polymorphe, capable de s’exprimer aussi bien par la poésie, le roman, le théâtre que le dessin. Mais, quand sa contemporaine Sarah Bernhardt quittait la scène pour s’adonner à la peinture et à la sculpture, on dénigrait son activité touche-à-tout, jugeant qu’elle égarait ses talents d’actrice. » À travers cet exemple, Charlotte Foucher Zarmanian, chargée de recherche au CNRS au sein du Centre de recherches sur les arts et le langage1, pointe un paradoxe dans le monde culturel : aux (grands) hommes la patrie reconnaissante, aux femmes… le mépris et l’exclusion.

Pour contrer l’invisibilisation des femmes dans le récit historique, l’association HF, qui défend l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture, organise depuis 10 ans une manifestation nationale en parallèle des Journées européennes du patrimoine2 : les Journées du matrimoine3. Si le terme « matrimoine » a d’abord refait surface dans le vocabulaire féministe, avant de s’imposer dans le débat public pour désigner l’héritage culturel laissé par les femmes, son histoire est millénaire. Au Moyen Âge, le matrimoine désignait l’ensemble des biens légués par une mère à ses enfants, avant d’être englobé dans « les biens du couple » et de finalement disparaître de la langue française au XVIIIsiècle, au profit… du « patrimoine ».

Affiches des journées du matrimoine 2025 de la Normandie et de l'Île-de-France
Affiches des Journées du matrimoine 2025 pour la Normandie (à gauche) et l’Île-de-France (à droite).
Affiches des journées du matrimoine 2025 de la Normandie et de l'Île-de-France
Affiches des Journées du matrimoine 2025 pour la Normandie (à gauche) et l’Île-de-France (à droite).

Un espace public verrouillé

Par-delà ces questions de succession, le patrimoine – vu cette fois-ci comme l’ensemble des monuments et biens constituant la culture d’un pays – est surtout une affaire d’hommes. Victor Hugo et Notre-Dame de Paris, Prosper Mérimée et les Monuments historiques, Eugène Viollet-le-Duc et ses chantiers de restauration… Presque à chaque fois, « les figures de sauveurs de patrimoine sont des hommes », relève Cyril Isnart, directeur de la Maison méditerranéenne des sciences humaines et sociales4. Une distinction genrée qui tient non pas au statut des objets à préserver, mais davantage au fait que les femmes avaient peu ou pas accès à l’espace public dans des sociétés patriarcales comme la France du XIXe siècle.

Consciemment ou non, ces sauveurs de patrimoine ont valorisé des figures et des pratiques essentiellement masculines, au détriment des féminines. D’un château-fort, on conserve ainsi surtout l’architecture militaire et les attributs du seigneur, mais rarement la correspondance épistolaire de la châtelaine ou les recettes des cuisines des domestiques. Or, « en changeant le genre du sauveur, l’émergence du matrimoine change aussi l’objet à protéger », souligne Cyril Isnart.

Sur les pas des femmes

Ces dernières années, nombre de recherches sur le matrimoine se sont efforcées de revaloriser la place des femmes dans l’histoire culturelle. C’est notamment le cas des travaux de Charlotte Foucher Zarmanian, qui, dans sa thèse, a fait entrer les femmes dans le symbolisme, un mouvement artistique de la fin du XIXe siècle surtout connu pour ses figures masculines (Maurice Denis, Gustave Moreau, Auguste Rodin, etc.). Plus tard, elle a retracé, pour ce qui concerne l’histoire de l’art en France du XVIIIe siècle aux années 1970, « la conquête par les femmes d’une autorité savante ». Avec une question en toile de fond : « Qu’apportent les femmes aux savoirs sur les arts ? »

Carte postale montrant les élèves d’une école d'art à Paris, vers 1910
Atelier et élèves de Mme Roman-Jérôme (photographie anonyme pour une carte postale, vers 1910).
Carte postale montrant les élèves d’une école d'art à Paris, vers 1910
Atelier et élèves de Mme Roman-Jérôme (photographie anonyme pour une carte postale, vers 1910).

Non contentes de réussir à faire reconnaître – et donc rémunérer – leur travail auprès des musées et institutions culturelles, des historiennes de l’art ont investi des champs qu’avaient pu délaisser leurs congénères masculins. Peu de temps après la création de l’École du Louvre, en 1882, qui rapidement forme plusieurs femmes, ce sont vers elles que les musées se tournent pour y mener les premières visites guidées.

Elles jouent ainsi un rôle inestimable dans « la démocratisation culturelle et la vulgarisation scientifique », estime Charlotte Foucher Zarmanian. Et, dans les années 1930, sous le Front populaire, ce sont trois femmes (Louise Alcan, Agnès Humbert et Suzanne Tardieu) qui participent activement (à côté des noms plus fameux de Georges Henri Rivière ou André Varagnac) à la création du musée des Arts et traditions populaires, en valorisant respectivement les costumes traditionnels, la culture ouvrière et les arts domestiques.

Objets d’affection

Mais réhabiliter le matrimoine ne se limite pas à intégrer des noms de femmes à la liste des personnalités publiques à célébrer. Il s’agit également de réintégrer au patrimoine culturel des objets et pratiques traditionnellement dévolues aux femmes. C’est le cas des « objets d’affection », qu’étudie Véronique Dassié, chargée de recherche au CNRS et directrice du laboratoire Héritages : patrimoine(s), culture(s), création(s).5

Si les femmes comme les hommes détiennent des objets à caractère autobiographique, leur conservation et leur transmission incombent le plus souvent aux femmes.

Si les femmes comme les hommes détiennent des objets à caractère autobiographique (bibelots, livres, photos, vêtements…), dans les faits, leur conservation et leur transmission d’une génération à l’autre incombent le plus souvent aux femmes.

En cause : « une compétence liée à la socialisation féminine. Les femmes sont en effet considérées comme garantes de la mémoire familiale et des affects au sein de la sphère privée », explique l’anthropologue.

Or, hormis quelques œuvres d’art précieusement conservées durant des siècles qu’on retrouve de temps à autre dans les greniers au moment de la vente d’une maison, les institutions culturelles s’intéressent d’ordinaire peu à ce régime de transmission familiale. « Les garantes et les garants des institutions du patrimoine se montrent très réticents envers la portée affective des objets et préfèrent se détacher des émotions au profit de la raison et d’exigences scientifiques sérieuses qui justifieraient leur conservation collective », confirme Véronique Dassié.

La valeur des compétences

Pourtant, insiste l’ethnologue, « les compétences indispensables à la patrimonialisation se nourrissent de ces attentions conservatoires domestiques dévolues aux femmes ». C’est donc justice que de mettre en valeur ces gardiennes de l’ombre.

Cathy Blanc-Reibel a pu faire le même constat en étudiant l’École ménagère de Strasbourg. Bien que des milliers de femmes y soient passées entre 1912 et les années 1970, son existence au sein de la capitale alsacienne a quasiment disparu des mémoires. Si, dans un premier temps, la docteure en urbanisme au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles6 s’était offusquée de « voir encore les femmes reléguées à la cuisine », elle a progressivement réhabilité cet enseignement scolaire, rendu obligatoire pour les jeunes Alsaciennes par les autorités allemandes du IIe Reich.

Carte postale montrant les élèves d’une école ménagère de Strasbourg vers 1908-1910
Carte postale de l’École ménagère de Strasbourg, construite entre 1908 et 1910, à l’époque du Reichsland, quand la région faisant partie de l’Empire allemand.
Carte postale montrant les élèves d’une école ménagère de Strasbourg vers 1908-1910
Carte postale de l’École ménagère de Strasbourg, construite entre 1908 et 1910, à l’époque du Reichsland, quand la région faisant partie de l’Empire allemand.

Créée dans un contexte de remilitarisation européenne, l’École ménagère avait explicitement pour objectif de faire des femmes des relais du programme hygiéniste, de façon à éviter la mortalité infantile – et donc, d’éduquer de meilleurs soldats par la suite. Or, « si les autorités allemandes avaient estimé que les femmes avaient un besoin de compétences, c’est que celles-ci n’étaient pas innées », observe Cathy Blanc-Reibel.

Elle va même plus loin, en en tirant les conséquences pour les femmes d’aujourd’hui : « S’il faut former à ces compétences, c’est qu’elles ont une valeur et donc qu’il faut payer les femmes et mieux rémunérer les métiers du care. »

Des enjeux d’inclusion encore actuels

Par-delà leur intérêt historique, les recherches sur le matrimoine résonnent donc particulièrement avec les enjeux du présent. Toutes tendent à rendre proprement universel notre héritage culturel. Son accessibilité est parfois littérale.

C’est le cas d’un autre sujet de recherche de Cathy Blanc-Reibel : les toilettes de l’université de Strasbourg. Ces lieux cachés mettent en effet en lumière la place des femmes – ou plutôt, leur exclusion – dans la prestigieuse université fondée par le kaiser Guillaume Ier au lendemain de la victoire prussienne sur la France et du rattachement de l’Alsace au Reich, en 1871.

Malgré l’inscription de 31 femmes dans le cursus universitaire dès 1908, on ne trouve à ce jour aucune trace de toilettes réservées aux dames sur les plans de l’époque étudiés par la chercheuse. Comme le résume celle-ci : « Ce n’est pas parce qu’on a le droit de s’inscrire à un diplôme qu’on a forcément le droit d’y pisser ! »

Un matrimoine mieux pris en compte

Sous leurs dehors triviaux, ses recherches questionnent des enjeux toujours d’actualité, à l’heure de l’émergence des toilettes non genrées, des tables à langer dans les toilettes des hommes, des salles d’allaitement au travail ou, plus largement, de l’accessibilité des bâtiments publics pour les personnes en situation de handicap. « Avoir des espaces dédiés aux femmes n’a rien de naturel : à budget et mètres carrés tendus, les femmes sont rarement une priorité », s’offusque Cathy Blanc-Reibel.

Photo noir et blanc de Suzanne Valadon dans son atelier
Portrait (vers 1926-1927) de Suzanne Valadon dans son atelier en train de peindre son tableau « Marie Coca avec Arbi ».
Photo noir et blanc de Suzanne Valadon dans son atelier
Portrait (vers 1926-1927) de Suzanne Valadon dans son atelier en train de peindre son tableau « Marie Coca avec Arbi ».

Les choses semblent toutefois s’améliorer. Le matrimoine et, plus largement, la question de la place des femmes dans le monde culturel sont de plus en plus pris en compte par les institutions culturelles. Cela tient, entre autres, à la féminisation marquée des mondes de l’art – quand bien même les directions des établissements les plus prestigieux restent encore souvent l’apanage des hommes. En témoigne la première nomination d’une femme (Laurence Des Cars) à la tête du Louvre en 2021 seulement.

Néanmoins, les jeunes générations de conservateurs et conservatrices du patrimoine sont de plus en plus conscientes de ces enjeux. Trois des quatre dernières promotions de l’Institut national du patrimoine ont ainsi explicitement choisi des noms de femmes (la peintre Rosa Bonheur, l’historienne de l’art Magdeleine Hours et l’historienne des femmes Michelle Perrot) pour se désigner. Enfin, ces institutions ont elles-mêmes davantage recours aux émotions dans leurs stratégies de médiation culturelle, par exemple en racontant l’histoire d’une personne à travers un objet familial qui lui a été transmis, ces fameux « objets d’affection ».

Contre-culture ou patrimoine universel ?

Pourtant, des freins persistent. Certains sont liés au manque de moyens en période d’austérité budgétaire, d’autres aux biais d’équipes à prédominance masculine par endroits. Parfois, c’est la nature même de l’institution qui est en cause.

Des pots et des cruches sur et sous une étagère
La notion de matrimoine vise aussi à réintégrer dans le patrimoine culturel des objets d’affection et des pratiques traditionnellement dévolues aux femmes.
Des pots et des cruches sur et sous une étagère
La notion de matrimoine vise aussi à réintégrer dans le patrimoine culturel des objets d’affection et des pratiques traditionnellement dévolues aux femmes.

Chiara Bortolotto en sait quelque chose. La chercheuse au laboratoire Héritages a étudié l’Unesco, l’institution des Nations unies en charge de la science, de la culture et de la communication. Malgré une volonté affichée de favoriser les candidatures faisant la part belle aux femmes et à l’égalité de genre, l’organisme se heurte à ses propres limites : « Porte-parole du discours officiel sur le patrimoine, l’Unesco s’appuie sur des concepts consensuels et aseptisés (égalité de genre, approche bottom-up et participation communautaire), mais ne peut pas accueillir en son sein de contre-discours contestataire, comme la perspective féministe critique portée par le matrimoine. »

Le cas de l’Unesco illustre un problème plus large : le matrimoine doit-il demeurer une contre-culture à l’ombre du patrimoine officiel ? Charlotte Foucher Zarmanian refuse cette opposition : « Dès les années 1970, lorsque les autrices féministes ont commencé à réévaluer des femmes dans l’histoire de l’art, elles se sont rendu compte du risque d’écrire une histoire parallèle qui aurait manqué la critique du canon officiel masculin. Le matrimoine n’a pas vocation à devenir l’envers du patrimoine, mais doit servir de concept critique pour nuancer et complexifier l’histoire, en l’envisageant du point de vue des dominés et des vaincus. »

Pour Cyril Isnart, défendre le matrimoine, c’est avant tout défendre une logique d’inclusivité et non de séparatisme, qu’il décèle pleinement dans le slogan de l’association à l’origine des Journées du matrimoine : « Matrimoine + patrimoine = Notre héritage culturel commun ».

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Notes

Auteur

Maxime Lerolle

Rédacteur à la direction de la communication du CNRS, Maxime Lerolle s’intéresse aussi bien aux questions environnementales (énergie et biodiversité) qu’à l’actualité culturelle (cinéma et jeux vidéo) éclairée par un regard scientifique.
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