Vous êtes ici
À la recherche des musées de demain
« La recherche peut accompagner la réflexion sur la médiation, c’est même un chantier énorme ! », s’enthousiasme Didier Michel, directeur de l’Association des musées et centres pour le développement de la culture scientifique, technique et industrielle (Amcsti), le réseau professionnel national des cultures scientifique, technique et industrielle. Un défi relevé par plusieurs équipes de recherche et start-up du CNRS dont certaines seront présentes lors de la 24e édition du Salon international des techniques muséographiques (Sitem). Installée du 28 au 30 janvier au Carrousel du Louvre, celle-ci s’apprête à réunir 165 exposants, professionnels du tourisme culturel, dont 20 % venus de l’étranger : fournisseurs et prestataires de service y proposent leurs innovations aux musées, châteaux, archives, bibliothèques et autres médiathèques. Un secteur dont la santé reste « solide mais impactée ponctuellement par le contexte général », comme l’explique Anne-Solène Rolland, cheffe du Service des musées de France au ministère de la Culture.
Maintenir le lien avec les publics
Malgré une reprise en 2017 après deux années plus difficiles pour le tourisme, les musées français, en particulier parisiens, affichent un certain recul pour l’année 2019 ; même si le musée d'Orsay a réalisé sa meilleure fréquentation à ce jour avec 3,6 millions de visiteurs et si les musées scientifiques, comme la Cité des sciences et de l’industrie ou le Palais de la Découverte, ont résisté. Avec 65 millions de visiteurs par an, la France représente tout de même le troisième pays européen en termes de fréquentation de musées, derrière l’Allemagne (111 millions) et le Royaume-Uni (87 millions). « Mais le Louvre reste le musée le plus fréquenté au monde avec plus de 10 millions de visiteurs en 2018 ! », assure Anne-Solène Rolland.
Selon elle, deux axes de collaboration sont aujourd’hui bien ancrés entre le monde de la recherche et les musées : le premier, des projets de recherche construits en commun pour l’étude et la conservation de collections, dans lesquels « les sciences “dures” apportent à nos musées des compétences qui y sont absentes ». Le deuxième, des musées qui accueillent des équipes de recherche dans leurs murs, comme le musée du quai Branly - Jacques-Chirac1, permettant de « créer une culture commune » et « d’ouvrir des champs de recherche porteurs pour les musées ». L’étude socio-économique des publics constitue un troisième axe « fructueux » pour « mieux connaître et comprendre les usages des visiteurs ».
« Un musée respire avec ses publics, confirme Anne Krebs, qui dirige le service Études et recherche du musée du Louvre. Nous avons la chance de disposer d’un service dédié aux recherches de nature socio-économique pour mieux connaître nos publics, ce qui nourrit nos choix en matière de médiation, de dispositifs techniques ou muséographiques, et nous entretenons des partenariats de recherche, notamment sur les pratiques réelles et virtuelles des visiteurs. » Car les nouvelles technologies remanient les centres culturels et scientifiques : « Les musées se sont emparés des dispositifs technologiques, les études soulignant le fait qu’ils ont transformé le lien avec les publics, en créant une plus grande proximité entre une institution et ses usagers », poursuit-elle.
Technologies et sciences humaines
« Les deux tendances clés sont actuellement, d’une part les escape games et d’autre part, les réalités virtuelleFermerLa réalité « virtuelle » immerge un utilisateur dans un environnement, semblable ou non au réel, artificiellement généré par ordinateur. et augmentéeFermerLa réalité « augmentée » superpose des éléments virtuels (sons, images, vidéos) à l’environnement réel. », analyse Didier Michel. Les premiers, qui se multiplient dans les musées et centres de science, « permettent un degré d’engagement plus important du public », comme récemment l’exposition Espions de la Cité des sciences et de l’industrie ou l’escape game, Assassin’s Creed, au musée de la Légion étrangère. « Ils font peut-être passer moins de savoirs, mais ils permettent de faire venir les jeunes : c’est une première entrée vers la culture scientifique », suggère Didier Laval, spécialiste de la démarche Living Lab appliquée aux acteurs culturels.
« Les réalités virtuelle et augmentée mettent du temps à se développer dans les musées, peut-être par manque de moyens et de contenus de qualité, ajoute Didier Michel. Pour la réalité virtuelle, il y a aussi un frein majeur : ce dispositif isole le visiteur, ce qui va à l’encontre de ce que le musée peut représenter, à savoir une dimension de sociabilisation. » Un isolement que rejette également Sébastien de Pertat, co-concepteur de LoSonnante, un dispositif d’écoute innovant présenté au Sitem. En posant leurs coudes sur un boîtier renfermant l’appareil et leurs mains sur leurs oreilles comme des écouteurs, les utilisateurs peuvent entendre, et expérimenter ensemble, un contenu sonore propagé par vibrations osseuses jusqu’à leur oreille interne.
« Au début, notre dispositif était orienté vers le territoire : il était pensé pour mettre en récit un espace public, via les paroles des habitants ou les légendes locales », explique l’ingénieur d’études au laboratoire Pacte2. Une « expérience sensible » qui « va au-delà de la simple expérience sonore » en impliquant le corps entier. Surtout, la technique permet de s’adresser à certains publics malentendants et de gérer la pollution sonore des espaces. « Avec leurs problématiques en termes d’équipements sonores, les musées sont vite apparus comme des partenaires évidents », confirme l’inventeur. « Il y a une forte demande de la part des professionnels, corrobore Didier Michel, car la recherche peut produire de la connaissance sur les nouveaux dispositifs, donc les nouveaux usages, de demain. »
Les musées en demande
Ingénieure de recherche CNRS à la Maison des sciences de l’Homme Lyon Saint-Étienne3, Mylène Pardoen a bien compris cette demande. En s’appuyant sur des recherches poussées sur les lieux et le contexte historique et social, la chercheuse est capable de reconstituer les sons du passé, par exemple pour faire revivre les théâtres du XVIIIe siècle de la Foire Saint-Germain à Paris ou la chapelle pontificale du palais des Papes d’Avignon. Avec une tablette, un smartphone voire un casque immersif, le visiteur découvre l’ambiance sonore authentique de scènes aujourd’hui disparues, ce qui permet de mettre en contexte une exposition.
« J’ai créé ma discipline, qui mélange sciences humaines, informatique et acoustique, car j’ai détecté un besoin au sein des musées, explique Mylène Pardoen. Il y avait une inadéquation entre ce que proposaient des compositeurs de musique, qui jouent plus sur l’émotion de masse pour créer une simple ambiance, et ce que voulaient les musées (d’Histoire et de civilisations), dont la mission principale est de mettre à disposition du grand public une Histoire qui s’appuie sur des concepts scientifiques valides. Avec nos outils, nos pratiques scientifiques, nous pouvons apporter une réponse plus adaptée ». Pour elle, « il est essentiel que les scientifiques participent à l’évolution des musées ». Un « partenariat fondamental » qui nécessite un dialogue entre différents métiers et de nouvelles compétences.
« C’est très rare pour une recherche en sciences humaines et sociales (SHS) de produire un objet technologique tel que LoSonnante », assure Sébastien de Pertat, dont le dispositif est basé sur des recherches transversales, autant en SHS qu’en psycho-acoustique. Un croisement de disciplines qui se retrouve dans l’outil Ikonikat, procédé inédit de réalité augmentée et d’annotation graphique qui permet à un visiteur muni d’une tablette de désigner les éléments qui lui paraissent pertinents sur la peinture ou la sculpture qu’il regarde.
L’étude des tracés obtenus peut aider à optimiser la muséographie aussi bien qu’à comprendre les attentes et les réactions du public : « Permettez au visiteur de montrer ce qu’il voit, et vous découvrirez non une, mais mille expositions différentes4 , note Marie Gaille, directrice adjointe scientifique de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Le visiteur n’est plus toujours seulement le destinataire d’un savoir qu’on cherche à lui transmettre par le biais de l’exposition ; il a pu contribuer à la constituer », assure-t-elle. « La science participative (dans laquelle toute personne peut participer à la collecte de données et d’informations, NDLR) a finalement toujours eu une place dans le champ de la culture scientifique, technique et industrielle, en particulier dans les muséums », confirme Didier Michel.
Un public de plus en plus actif
Mais un autre champ germe aujourd’hui : la recherche participative, dans laquelle les citoyens participent non seulement à la collecte des données mais aussi à la définition de la question de recherche, à l’analyse des données, à la diffusion des résultats, etc. « Cette recherche participative propose un nouveau rapport avec le scientifique dans le triptyque scientifique-médiateur-citoyen, souligne le directeur de l'Amcsti. Mais même si le programme de recherche européen H2020 a contribué à quelques recherches sur ce sujet, cette nouvelle forme de recherche reste un terrain à explorer ». Centre de sciences de Caen Normandie, Le Dôme a ainsi mis en place un festival annuel dédié à la recherche participative et à l’innovation ouverte, le Turfu Festival. Lors d’ateliers de co-design ou de co-prototypage, des chercheurs, associations, collectivités, entreprises, curieux ou artistes collaborent pour produire des projets et des connaissances : dans le projet Téthys5 par exemple, les citoyens ont proposé des pistes de recherche et d’exploration de la place de l’hydrogène dans la transition énergétique en s’appuyant sur leurs besoins et problématiques quotidiennes.
« Ces tendances se retrouvent dans tous les pays d’Europe, où les centres de science et les musées ont les mêmes enjeux, avec seulement une variation d’intensité, complète Didier Laval. Dans le monde anglo-saxon, la question de l’inclusion est devenue une priorité : les musées créent des offres pour et avec des populations jusque-là peu écoutées, privées d’accès à la culture, en allant les voir pour recréer du lien social. » À l’Université de Bristol, pour laquelle il travaille, le centre de science est devenu “We The Curious” (« Nous les curieux ») fin 2017, un nouveau nom pour marquer un changement d’intention : créer une culture commune de curiosité, plutôt que d’apporter du savoir préconçu. Une manière aussi de lutter contre la méfiance envers les scientifiques parfois vus comme « élitistes » ou « faisant partie du système ».
Mais recherche et médiation ont parfois du mal à communiquer, comme le montre Didier Michel : « Aujourd’hui, les technologies de la réalité augmentée ne sont pas suffisamment éprouvées pour un usage important dans les musées ». Ces derniers « sont intéressés par LoSonnante, notamment pour des problématiques d’accessibilité, mais ils ont majoritairement besoin de dispositifs simples, fonctionnels et robustes, détaille Sébastien de Pertat. Leur démarche est parfois en décalage avec la recherche et les questions que nous nous sommes posées lors de la conception du dispositif : eux doivent notamment avoir le souci de la gestion de flux de visiteurs. »
Une démarche à construire ensemble
« Il serait intéressant de travailler sur le long terme avec un musée pour développer des appareils spécifiques, mais le musée doit faire la démarche de prendre du recul et d’accompagner une recherche », analyse l'inventeur. « Cela se fait peu pour plusieurs raisons, nuance Didier Michel. Peut-être une frilosité à avoir une critique du travail conduit dans les établissements, et aussi une certaine méconnaissance réciproque, des chercheurs comme des centres de science et musées, des possibilités de conduire ce type de projets ». Les centres culturels seraient donc plutôt en attente d’une sollicitation de la part de scientifiques venant avec leur thématique de recherche et leur financement.
Les possibilités ne manquent pas : étudier l’impact de la fréquentation de musées sur le développement intellectuel et social de l’enfant ou de l’adulte avec de larges cohortes, évaluer les dispositifs présents dans les musées ou en inventer pour toucher de nouveaux publics, tels les hologrammes ou les conférences multi-diffusées… « Les chercheurs et chercheuses peuvent trouver dans les musées à la fois un fort intérêt pour leurs travaux et un public disponible pour des expériences, tester des dispositifs, etc., confirme le directeur de l’Amcsti qui assure la collaboration de ses membres. Dix-sept millions de personnes viennent chaque année visiter les structures membres. La question maintenant est plutôt comment aller chercher les 30 ou 40 millions de Français manquants : quels dispositifs et quels types d’usage les attireront ? Nous avons besoin de la collaboration avec des scientifiques pour travailler sur ce champ d’investigation. » ♦
À voir : Salon international des techniques muséographiques (Sitem), du 28 au 30 janvier, au Carrousel du Louvre à Paris.
À voir sur le site de CNRS le Journal :
Comment regarde-t-on une oeuvre d'art ?
À lire sur le site de CNRS le Journal :
Ikonikat, un autre regard sur l’art
Un voyage sonore par le corps
Comment reconstruire le son de Notre-Dame ?
- 1. Placé sous la tutelle conjointe du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, et du ministère de la Culture.
- 2. Unité CNRS/Université Grenoble-Alpes/Sciences Po Grenoble.
- 3. Unité CNRS/ENS Lyon/Univ. Lumière Lyon 2/Univ. Jean-Moulin Lyon 3/Univ. Claude-Bernard Lyon 1/ Sciences Po Lyon/Univ. Jean-Monnet.
- 4. Voir le dossier « La recherche en sciences humaines et sociales au musée », paru en novembre 2017 dans la Lettre de l’INSHS.
- 5. Porté par la MRSH-Caen (CNRS/Université Caen-Normandie) et la MSH Dijon (CNRS/Université de Bourgogne) en association avec Le Dôme, l'École polytechnique de Nantes et l'Université Nice Sophia-Antipolis.
Commentaires
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS