Vous êtes ici
Faire parler les matériaux de Notre-Dame
Pierre par pierre, poutre par poutre… Les premiers vestiges de Notre-Dame de Paris ont commencé à être évacués peu après l'incendie du 15 avril dernier. Une somme de matériaux, bois, fer, pierre, qui représente la mémoire de la cathédrale, en cours d’expertise par la recherche française. Car derrière le drame, l’incendie a ouvert des possibilités extraordinaires d’accès à ces matériaux souvent situés en hauteur, parfois jamais analysés. À commencer par la charpente de bois. Cette « forêt », composée de milliers de chênes assemblés il y a huit cents ans.
La charpente étudiée post mortem
« Cela représente probablement 2 000 pièces de bois à étudier, parfois intactes ou brûlées en partie », explique Bernard Thibaut, directeur de recherche CNRS émérite au Laboratoire de mécanique et génie civil de Montpellier1. Pour l’heure, très peu de personnes ont accès aux décombres de la cathédrale, trop dangereux. « Le bois est toujours une archive très précieuse », indique Bernard Thibaut, et l’analyse des poutres de Notre-Dame permettra d’affiner la connaissance que nous avons de la charpente : l’origine des chênes, leur âge, leur mode de culture… « Les études dendrochronologiquesFermerLa dendrochronologie est une méthode de datation du bois à partir des cernes (anneaux) des arbres. des anneaux de bois devraient également permettre de savoir quand le bois a été coupé ».
Les caractéristiques de la charpente ne sont pas totalement inconnues. Frédéric Épaud, chargé de recherche au laboratoire Cités, territoires, environnement et sociétés2 (Citeres), à Tours, l’a observé avant l’incendie et a compilé de nombreux travaux qui permettent de déconstruire quelques préjugés tenaces. « Cette charpente a tenu huit cents ans, alors que personne ne garantirait une durée de service d’un siècle ou deux pour une charpente moderne, c’est exceptionnel ! » observe Bernard Thibaut. « On retrouve en France moins de dix charpentes avec ce système de répartition des charges, témoignage d’une réflexion particulière propre au gothique francilien », ajoute Frédéric Épaud. La recherche va donc s’attacher à comprendre l’impact du temps sur ce bois, après des siècles de contraintes physiques exercées sur les poutres.
Les propriétés physico-chimiques, les variations de densité et de résistance devraient également être mises en lumière. « Par exemple, je serais curieux de comprendre pourquoi la charpente de Notre-Dame est restée presque intacte d’attaque d’insectes, alors qu’elle n’a jamais été traitée », se demande Bernard Thibaut. En effet, l’aubier, en proie aux attaques larvaires, en est totalement vierge, même après huit cents ans. « C’est peut-être lié à la présence de tanins, qui donnent leur odeur caractéristique aux chênes et aux châtaigniers et qui agiraient comme un répulsif », propose le chercheur.
Pour l’heure, ces travaux de recherche n’en sont qu’à leurs balbutiements, car les financements tardent à arriver, regrettent les deux spécialistes du bois, qui espèrent que la reconstruction s’inspirera des connaissances scientifiques sur la charpente. Pour Frédéric Épaud, comme pour Bernard Thibaut, l’évidence serait de reconstruire la charpente à l’identique : « Quand on voit une charpente qui a tenu pas loin de mille ans, cela ne paraît pas aberrant de s’en inspirer », indique Bernard Thibaut. Ils espèrent que les mêmes genres de chênes, très résistants, vont être utilisés pour la restauration. Environ 30 % des forêts françaises sont constituées de chênes, soit 200 millions d’arbres. Une espèce « sous-valorisée » selon Bernard Thibaut, qui précise « qu’on a davantage de chênes actuellement en France qu’au Moyen Âge ».
Autre proposition des chercheurs : utiliser les techniques d’équarrissageFermerTechnique de taille visant à donner à un tronc d’arbre une section carrée ou rectangulaire. du bois d’époque, c’est-à-dire à la hache et non à la scie. « Comme au XIIe siècle, la hache est une technique efficace, qui prend peu de temps et surtout respectueuse de l’environnement. En effet, tout peut être fait sur place et il y a très peu de gaspillage de bois pour réaliser une poutre. Et cette poutre est plus stable qu’une poutre en bois scié », insiste Frédéric Épaud, qui se dit « farouche défenseur de la restauration à l’identique » et regrette l’arrivée des industriels du béton ou de la scierie dans le débat.
La pierre calcinée
La question de la réutilisation des matériaux de Notre-Dame se pose également sur les pierres de la cathédrale. Construite en calcaire lutétienFermerCouche sédimentaire, typique du bassin parisien, âgée de 40 à 45 millions d’années. la cathédrale a vu ses pierres abîmées par le feu et l’eau utilisée pour éteindre l’incendie. « La chaleur cuit le calcaire qui se décarbonate (c’est-à-dire que le CO2 qui s’y trouvait est éliminé), perd de sa cohésion et se transforme en chaux, explique Philippe Bromblet, ingénieur de recherche au sein du laboratoire Modèles et simulations pour l’architecture et le patrimoine-Centre interdisciplinaire de conservation et de restauration de patrimoine3 (MAP-CICRP). Chauffée et imbibée d’eau, la pierre de Notre-Dame perd de sa résistance et ses propriétés mécaniques se modifient. »
Ce calcaire lutétien a des caractéristiques très différentes en fonction du bancFermerCouche géologique sédimentaire généralement étendue mais d’épaisseur réduite., dans la même carrière. « Il peut parfois être très résistant, c’est ce qu’on appelle le liais, utilisé de préférence dans les parties de l’édifice destinées à porter des charges lourdes, explique Philippe Bromblet. Les caractéristiques physico-chimiques de la pierre ne sont pas uniformes sur la cathédrale. »
Les pierres de Notre-Dame ont été extraites de carrières souterraines creusées sous les 5e et 12e arrondissements de Paris. Le même calcaire a servi pour les châteaux de Versailles (Yvelines), de Vaux-le-Vicomte (Seine-et-Marne) ou encore la cathédrale de Reims (Marne). « Il n’y a évidemment plus du tout d’exploitation de ces pierres, on ne pourra pas en extraire pour reconstruire Notre-Dame », souligne le chercheur. En France, très peu de carrières subsistent, encore moins avec ce type de calcaire. « La plus grande partie des carrières a disparu au XXe siècle, avec l’arrivée du béton », poursuit le chercheur. Bien qu’un décret autorise la réouverture de petites carrières pour restaurer des monuments, « c’est très compliqué d’un point de vue réglementaire et écologique et même impossible dans l’agglomération parisienne. Des affleurements existent en Ile-de-France où l’on pourrait envisager d’ouvrir une carrière pour la restauration de la cathédrale »..
Des pierres de substitution peuvent être utilisées. Mais « l’idéal serait de garder les pierres d’origine si leur état le permet », commente Philippe Bromblet. La première étape sera donc de les sortir et de les faire sécher, « pour qu’elles retrouvent leur qualité, puis probablement trier celles qui sont réutilisables, en évaluant l’impact du feu et de l’eau sur leurs propriétés mécaniques », indique le chercheur.
Autre voie de recherche envisageable : trouver des moyens de consolidation de la pierre, avec des traitements à base de silice, de nanoparticules ou encore par biominéralisation. « Cela consiste à nourrir des bactéries en surface de la pierre, qui vont alors fabriquer de la calcite et la réparer », précise Philippe Bromblet. Pour l’heure, cette technique ne permet qu’une restauration de surface, mais des travaux sont actuellement menés sur de nouvelles souches de bactéries qui pourraient agir plus en profondeur. « C’est une voie totalement “naturelle” que nous allons tester sur une église du XIIe siècle dans la région de Montpellier », informe le scientifique. Si ces traitements s’avèrent efficaces, ils pourraient permettre la consolidation de certaines parties de la cathédrale de Paris, par exemple la plus exposée à la pluie.
Le fer fait date
L’un des atouts des groupes de travail sur la cathédrale est de rassembler bon nombre de chercheurs autour d’un seul matériau. Et depuis quelques semaines, un groupe de recherche sur le métal de Notre-Dame a été lancé, avec, pour commencer, l’étude du fer. « On va chercher à savoir s’il y a des chaînages de fer insérés dans la maçonnerie des XIIe ou XIIIe siècles, pour consolider les structures, comme c’est le cas dans la nef de la basilique Saint-Denis, qui date de la même époque », explique Maxime L’Héritier, maître de conférences en histoire médiévale à l’Université Paris-8 et membre de l’unité Archéologies et sciences de l’Antiquité4. Des investigations radar devront être menées sur les parties hautes de la cathédrale.
Seconde étape des recherches : utiliser le carbone 14FermerForme radioactive du carbone dont la mesure de l’activité permet de connaître le temps écoulé depuis la mort de l’organisme (animal ou végétal) qui le constitue. pour dater le fer. « Celui des cathédrales est généralement un mélange de fer et d’acier, lui-même un alliage de fer et de carbone. Pour dater le fer, nous datons donc le carbone présent dans l’acier, qui provient du charbon utilisé pour la réduction du minerai. Cela nous donne la date de l’arbre dont est issu le charbon, avec la précision d’une datation classique au carbone 14 », explique Maxime L’Héritier. Cette technique a déjà été utilisée sur la cathédrale de Bourges (Cher) ou la Sainte-Chapelle de Paris5.
Dater le fer de la cathédrale permettra ainsi de reconstituer l’histoire de la maçonnerie et de la charpente, « car nous pourrons savoir si c’est du fer des XIIe-XIIIe, XVe-XVIe siècles ou plus tardif, et donc retracer les différentes étapes de construction et de consolidation », indique Maxime L’Héritier. Une aubaine, car peu d’archives circulent sur ces hypothétiques consolidations.
La qualité du fer utilisé, tout comme sa provenance géographique, sera aussi explorée grâce à des analyses métallographiques : « Les impuretés présentes dans le métal permettent de retracer l’origine géographique des minerais de l’époque. Des référentiels chimiques sont constitués depuis plusieurs années par les chercheurs de l’Institut de recherche sur les archéomatériaux6 et du Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération7. On ne part donc pas totalement de zéro », souligne l’historien.
Le plomb en attente d’une signature chimique
Présent sur la toiture de la cathédrale et sa flèche, toutes deux datées du XIXe siècle, mais aussi dans certains scellements internes (pour le maintien du verre des vitraux par exemple), le plomb a largement fondu. Et son expertise scientifique n’est pas des plus faciles. « Il y a très peu d’études archéologique et analytique sur le plomb, car le problème est qu’il se fond et se refond, donc il est théoriquement impossible à dater, contrairement au fer dont le recyclage laisse toujours des microsoudures internes », précise Maxime L’Héritier.
Le groupe de recherche veut donc mettre en place un référentiel chimique, avec comme point d’appui les isotopesFermerAtomes ayant le même nombre de protons et un nombre de neutrons différent, par exemple le carbone (6 protons, 6 neutrons) et le carbone 14 (6 protons, 8 neutrons). les plus stables du plomb. « Cela pourra permettre de remonter, on l’espère, aux minerais de plomb utilisés. Mais surtout, en regardant la signature isotopique du plomb, nous pourrons comprendre les mélanges de sources de plomb, les recyclages jusqu’au XIXe siècle », précise Maxime L’Héritier. « Mettre en place un référentiel chimique du plomb va aussi permettre d’alimenter les questions sur la contamination au plomb », espère le chercheur. Actuellement, le taux de poussière de plomb et d’oxyde de plomb est quantifié dans l’air et dans l’eau, pour s’assurer notamment de la sécurité du chantier.
« Une fois que nous connaîtrons la signature géochimique du plomb de Notre-Dame, nous pourrons comparer ce plomb avec celui retrouvé chez les Parisiens ou dans l’environnement, pour être sûrs qu’il vient bien de la cathédrale et non d’autres sources, comme les canalisations », avance le chercheur. Il espère ainsi pouvoir contribuer à cette réflexion de santé publique, alors que la polémique n’est toujours pas éteinte, malgré les travaux de décontamination menés cet été dans les bâtiments alentour et sur le chantier lui-même. Selon lui, restaurer la couverture en plomb à l’identique a du sens, « à condition d’évaluer l’impact environnemental ». ♦
Cet article est issu du dossier « Notre-Dame : cathédrale de la recherche », publié dans le dernier numéro de CNRS Le Journal.
À lire sur notre site :
Comment reconstruire le son de Notre-Dame ?
Charpente de Notre-Dame : stop aux idées reçues !
Notre-Dame : enquête au milieu des décombres
Un double numérique pour Notre-Dame
Notre-Dame : la recherche s'organise
- 1. Unité CNRS/Université de Montpellier.
- 2. Unité CNRS/Université de Tours.
- 3. Laboratoire commun MAP-CICRP (CNRS/Ministère de la Culture).
- 4. Unité CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Univ. Paris-Nanterre/Ministère de la Culture.
- 5. Il s’agit d’une collaboration entre l’Institut de recherche sur les archéomatériaux, le Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération, l’Université Paris-8 et Artemis-LMC 14.
- 6. Unité CNRS/Univ. de technologie de Belfort-Montbéliard/Univ. d’Orléans/Univ. Bordeaux-Montaigne.
- 7. Nanosciences et innovation pour les matériaux la biomédecine et l’énergie (CNRS/CEA).
Voir aussi
Auteur
Léa Galanopoulo est journaliste scientifique indépendante.