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La renaissance des manuscrits de Chartres
C’est une entreprise de patience que seuls de vrais amoureux des livres anciens pouvaient imaginer : depuis plus de dix ans, les chercheurs de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), associés à la Bibliothèque nationale de France (BNF), mènent une minutieuse opération de sauvetage des manuscrits médiévaux de Chartres. Ou plutôt, de ce qu’il en reste, après que les Américains ont bombardé par erreur le centre-ville de Chartres, le 26 mai 1944, provoquant l’incendie de la bibliothèque municipale où étaient conservés les précieux documents.
« Sur les 518 manuscrits répertoriés, 45 % ont été totalement détruits, témoigne Dominique Poirel, spécialiste des textes latins du Moyen Âge à l’IRHT. Ceux qui ont subsisté se retrouvent sous la forme de dizaines de milliers de fragments épars, la plupart des reliures ayant brûlé. » Beaucoup sont illisibles du fait de l’action conjuguée du feu et de l’eau utilisée par les pompiers pour éteindre l’incendie : certains sont complètement noircis, d’autres si transparents qu’on peut lire à travers, d’autres encore sont délavés et les encres effacées…
Un fonds médiéval inestimable
Une vraie perte pour les médiévistes et les historiens : ces manuscrits constituent en effet un fonds exceptionnel, à plus d’un titre. « La collection provient des confiscations révolutionnaires, en particulier de deux fonds principaux : le chapitre de la cathédrale de Chartres et l’abbaye bénédictine de Saint-Père-en-Vallée, précise Claudia Rabel, spécialiste de l’iconographie médiévale à l’IRHT, qui dirige avec Dominique Poirel le projet de renaissance virtuelle des manuscrits sinistrés de Chartres. Elle comprend notamment un nombre remarquable de manuscrits carolingiens du VIIIe au Xe siècle. »
La collection est aussi, et surtout, le témoin du centre intellectuel exceptionnel que fut Chartres aux XIe et XIIe siècles, l’un des principaux dans l’Occident chrétien avec sa fameuse école de Chartres. « La caractéristique de cette école, représentée par des clercs comme Bernard et Thierry de Chartres, ou encore Gilbert de Poitiers ou Guillaume de Conches, est de concilier la théologie avec les savoirs profanes hérités de l’Antiquité, raconte Dominique Poirel. Elle manifeste notamment un vrai intérêt pour les sciences et la médecine, et tente de faire concorder les données de la Bible et celles venant de la science et de la philosophie grecques. » Un trésor inestimable, donc, qu’il était urgent de faire revivre.
Des parchemins très « relaxés »
Plusieurs étapes ont été nécessaires à la renaissance du fonds chartrain. À commencer par une longue et méticuleuse période de restauration, menée de 2009 à 2012 dans les ateliers de la BNF à Bussy-Saint-Georges (Seine-et-Marne). « La plupart des manuscrits sont composés de feuillets de parchemin, de peaux donc, qui ont beaucoup souffert de la chaleur de l’incendie : ils se sont déformés et rigidifiés », explique Dominique Poirel. Le passage par la chambre d’humidification de la BNF a permis de les « relaxer » et de leur rendre leur souplesse, avant de passer à l’étape suivante : la numérisation, puis la mise en ligne des milliers de clichés des fragments, restaurés ou non, sur la Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux (BVMM), un site accessible à tous.
Autre chantier, et non des moindres, qui concerne directement les chercheurs de l’IRHT : identifier les manuscrits auxquels appartiennent ces feuillets volants et remettre ces derniers en ordre alors que, pour la plupart, le feu a dévoré leur numérotation ! « Par chance pour nous, il existe un catalogue des manuscrits de Chartres constitué à la fin du XIXe siècle. Certains ont même été microfilmés avant la Seconde Guerre mondiale », se réjouit Claudia Rabel, qui précise : « À ce jour, 33 des 161 manuscrits médiévaux numérisés ont pu être remis en ordre, et 14 ont déjà fait l’objet d’'une étude scientifique détaillée. »
Lecture sous ultraviolets
Restait néanmoins un obstacle majeur : comment déchiffrer les feuillets rendus illisibles par les flammes et l’eau ? Si l’œil humain est sur ce point défaillant, une méthode innovante de traitement de l’image, proposée par le Centre de recherche sur la conservation1 (CRC), a pu venir à bout de la difficulté2. Son principe ? Éclairer le manuscrit et prendre des clichés dans toute la gamme du spectre lumineux, des ultraviolets aux infrarouges, afin de déterminer quelles sont les longueurs d’onde les plus favorables à la lecture de l’encre noire sur un parchemin noirci, ou au déchiffrage d’un document presque translucide... « À ce jour, c’est avec la lumière ultraviolette que nous avons obtenu les meilleurs résultats pour les manuscrits de Chartres », rapporte Claudia Rabel. Certains de ces spectaculaires « avant-après » seront bientôt visibles sur le site de la Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux, pour le plus grand plaisir des spécialistes ou des curieux. ♦
Les manuscrits numérisés de Chartres sont consultables sur le site du projet À la recherche des manuscrits de Chartres et sur celui de la Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux.
A voir : la vidéo de la restauration des manuscrits
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
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