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Enrichir les sols en carbone pour lutter contre le changement climatique

Dossier
Paru le 30.11.2023
Climat : le défi du siècle

Enrichir les sols en carbone pour lutter contre le changement climatique

03.12.2018, par
Temps de lecture : 9 minutes
Les scientifiques réunis dans le cadre du projet 4p1000 ont pour objectif de soulager l’atmosphère d’une partie de son CO2 en augmentant légèrement le stockage du carbone dans les premières couches du sol.

Et si on stockait davantage de carbone dans les sols ? Alors que le taux de CO2 dans l’atmosphère et dans les océans inquiète toujours plus chercheurs et populations, cette idée prend de l’ampleur. L’initiative 4p1000 encourage ainsi des actions pour accroître de 0,4 % par an, soit 4 pour 1 000, la capture du carbone dans les quarante premiers centimètres de profondeur du sol grâce à certaines pratiques agroécologiques.

Lancé le 1er décembre 2015 à l’occasion de la COP21 de Paris par Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, cette initiative internationale est à présent soutenue par plus de 250 partenaires issus de 39 pays. À l’approche de la COP24 (24e Conférence annuelle de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques), qui s’ouvre le 3 décembre à Katowice, en Pologne, elle pourrait constituer un début de solution à la question du changement climatique…

Le chiffre de 0,4 % ne doit rien au hasard. Il correspond à environ 80 % de l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 sur l’année 2017, soit 6 milliards de tonnes par an. Sachant que les sols renferment déjà 1 500 milliards de tonnes de carbone sous forme de matière organique, atteindre et tenir cet objectif aiderait donc à compenser la hausse continue des émissions de carbone d’origine anthropiqueFermerDu grec anthropos, « homme », qualifie tout élément provoqué directement ou indirectement par l’action de l’homme : érosion des sols, transformation du paysage, relief….

Mieux encore : cela permettrait d’améliorer la production agricole, la présence de carbone dans les sols les rendant plus fertiles. Or la FAOFermerOrganisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. estime justement que la moitié des champs mondiaux sont aujourd’hui dégradés, c’est-à-dire que leurs rendements diminuent, entraînant une baisse globale de l’ordre de 10 %.

Thierry Heulin, directeur de recherche CNRS et directeur du laboratoire Eccorev1, est membre du comité scientifique de 4p1000.

La moitié des champs mondiaux sont aujourd’hui dégradés, c’est-à-dire que leurs rendements diminuent, entraînant une baisse globale de l’ordre de 10 %.

Il militait déjà auparavant pour que les scientifiques s’organisent et se coordonnent sur ces questions. « Mes travaux concernent l’utilisation de plantes cultivées pour augmenter les interactions avec les bactéries de la rhizosphèreFermerZone du sol voisine des racines des plantes, et où se concentrent les micro-organismes. et le stockage du carbone dans le sol, ce qui rejoint directement le discours de Stéphane le Foll. »

Il souligne le double objectif de 4p1000 : lutter contre le changement climatique tout en assurant la sécurité alimentaire. En effet, cette augmentation du taux de carbone dans les sols ne les rend pas seulement plus fertiles mais aussi plus stables afin de limiter leur érosion.
 

« Certains sols sont très pauvres, comme au Sahel en raison de leur texture très sableuse, complète Thierry Heulin. Les enrichir permettrait de mettre en culture des terrains jusqu’alors inexploités»

Pour le climat et les récoltes

D’autres sols ont en revanche bel et bien été dégradés par les activités humaines et voient encore aujourd’hui leur taux de carbone baisser. En cause, l’évolution des pratiques agricoles, comme la diminution du nombre d’exploitations de type « polycultures-élevage », qui limite les apports de matière organique végétale et animale. Le travail du sol, comme le labour profond, accélère quant à lui la minéralisation du carbone, conduisant à son évacuation sous forme de CO2. « Nous ne cherchons pas seulement à augmenter le taux de carbone dans les sols, précise Thierry Heulin, mais aussi à éviter d’en perdre ! »

Le rendement du blé en France est passé de 20 quintaux à l’hectare après-guerre à 100 quintaux aujourd’hui.
Le rendement du blé en France est passé de 20 quintaux à l’hectare après-guerre à 100 quintaux aujourd’hui.

Des lignées de mil ont ainsi été étudiées au Laboratoire d’écologie microbienne de la rhizosphère et d'environnements extrêmes2, en collaboration avec l’Institut de recherche pour le développement de Montpellier et de Dakar, pour leur capacité à structurer le sol autour de leurs racines, grâce à l’activité de bactéries. Celles-ci transforment les sucres simples exsudés par les racines en polysaccharidesFermerSucres complexes, composés de plusieurs molécules de sucres simples., qui permettent un meilleur stockage de l’eau dans le sol.

L’importance du rendement

« Les agriculteurs sont conscients que le maintien, voire l’augmentation, du taux de carbone dans les sols constitue un véritable enjeu, explique Thierry Heulin. Même si la mitigation du CO2 dans l’atmosphère n’est pas leur priorité, ils savent que cela peut améliorer la fertilité des sols. » La sélection de variétés plus rustiques, ce qui améliore leur architecture racinaire et le microbiote associé, devient ainsi un véritable enjeu.

 « Le rendement du blé en France est par exemple passé de 20 quintaux à l’hectare après-guerre à 100 quintaux aujourd’hui, commente Thierry Heulin. La sélection des plants s’est faite essentiellement sur le critère du rendement.» Cela s’est peut-être fait au détriment d’autres propriétés, telles que la capacité à injecter du carbone dans les sols. Les chercheurs espèrent donc pouvoir influencer les choix des agriculteurs, tout en restant conscients des difficultés.

Obtenu à partir de déchets ménagers, le biochar, «charbon biologique», permet de stabiliser les substances organiques dans le sol quand il est associé à du compost.
Obtenu à partir de déchets ménagers, le biochar, «charbon biologique», permet de stabiliser les substances organiques dans le sol quand il est associé à du compost.

«Nous, biologistes, pensons toujours avoir la bonne solution, mais nous ne sommes jamais à l’abri d’une “fausse bonne idée”, avoue le chercheur. Les solutions doivent être proposées en consultation aux acteurs du terrain. » Les choix peuvent en effet plus faire perdre d’un côté que gagner de l’autre.

« Nous espérons que, dans la mesure où l’initiative 4p1000 a été lancée par un ministre en exercice, l’effort de recherche associé sera soutenu par de grands programmes incitatifs», souligne Thierry Heulin. En lançant début novembre l’appel de Sète, les membres du conseil scientifique de 4p1000 soulignent son apport potentiel à l’objectif, fixé par l’accord de Paris, de ne pas laisser le réchauffement climatique dépasser 2 °C.

Cornelia Rumpel, présidente du comité scientifique et technique de l’initiative internationale 4p1000 et directrice de recherche CNRS à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris3, fait partie des cinquante signataires. « J’ai étudié pendant plus de vingt ans les processus de stabilisation et de séquestration du carbone dans le sol, affirme-t-elle. Maintenant que l’on connaît à peu près bien ces mécanismes, il est temps d’agir. » Elle insiste sur le besoin d’appliquer des méthodes bénéfiques à l’enrichissement des sols, tout en les adaptant aux nombreux climats, écosystèmes et aux différentes pratiques agricoles.
 

Il faut appliquer des méthodes bénéfiques à l’enrichissement des sols, tout en les adaptant aux nombreux climats, écosystèmes et aux différentes pratiques agricoles.

Avec environ 570 millions de fermes et plus de 3 milliards de ruraux dans le monde, difficile d’espérer qu’une petite poignée de solutions conviendrait à tous. L’initiative 4p1000 compte également toucher les zones humides, les forêts, les aires protégées…

Parmi les solutions, Cornelia Rumpel cite la gestion des déchets organiques, en particulier une réutilisation renforcée des déchets ménagers. Le biochar, « charbon biologique » obtenu par pyrolyseFermerDécomposition chimique d’un composé organique par une augmentation importante de sa température pour obtenir d’autres produits (gaz et matière) qu’il ne contenait pas. de la biomasse, participe ainsi à stabiliser les substances organiques dans le sol quand il est associé à du compost.

L’emploi d’engrais plus verts contribuerait parallèlement à réduire les émissions de protoxyde d’azoteFermerÉgalement appelé oxyde nitreux, le protoxyde d’azote (N2O) est un puissant gaz à effet de serre qui subsiste longtemps dans l’atmosphère (environ 120 ans.) Il est en partie responsable de la destruction de l’ozone. à l’effet de serre trois cents fois plus fort, à masse égale, que le CO2.

Une initiative transdisciplinaire

« Des barrières scientifiques subsistent encore, on ne connaît toujours pas parfaitement le détail du cycle du carbone, de l’azote et des autres éléments dans le sol, précise Cornelia Rumpel. On ignore également les limites de stockage de carbone. Jusqu’où peut-on aller ? » Et avant d’augmenter de stockage, mieux vaut d’abord tenter de le maintenir. Les plus grands stocks de carbone se trouvent ainsi dans les tourbières, poussant les chercheurs à se concentrer sur certains points chauds bien identifiés.
« Nous avons en tout cas besoin de davantage d’études interdisciplinaires, il faut impliquer des domaines au-delà de la base formée par les sciences des sols, l’hydrologie et l’écologie, poursuit la chercheuse. L’environnement socio-économique doit également être pris en compte pour faire travailler ensemble les différents acteurs des territoires. »

Premier du genre, ce dispositif permet de mesurer les émissions de gaz à effet de serre de la tourbière de la Guette, dans le Cher. Zones humides renfermant un tiers du stock de carbone des sols mondiaux, les tourbières constituent un enjeu capital pour les chercheurs.
Premier du genre, ce dispositif permet de mesurer les émissions de gaz à effet de serre de la tourbière de la Guette, dans le Cher. Zones humides renfermant un tiers du stock de carbone des sols mondiaux, les tourbières constituent un enjeu capital pour les chercheurs.

Agathe Euzen, directrice de recherche CNRS au Laboratoire techniques, territoires et sociétés4, directrice adjointe scientifique de l’Institut écologie et environnement du CNRS et membre du conseil scientifique de 4p1000, partage cet avis. « Ce type d’initiative ne peut être envisagé sans prendre en considération les perceptions des acteurs et leurs relations au territoire, leurs spécificités sociales et culturelles. Ils doivent alors être davantage considérés en amont pour que les résultats aboutissent à des pratiques réelles, que les agriculteurs vont pouvoir s’approprier. »

Là encore, la diversité des situations complique la tâche. Outre la question du climat et des lieux, l’agriculture connaît également des changements d’échelle extrême : parcelle vivrière, exploitation industrielle, politiques agricoles nationales et au-delà… « L’adhésion des acteurs passe nécessairement par la connaissance de la diversité des pratiques culturales selon les contextes, les enjeux environnementaux et socio-économiques locaux, insiste Agathe Euzen. Le dialogue favorise l’échange de connaissances entre agriculteurs et chercheurs, c’est comme cela que le dispositif pourra être soutenable, équitable et viable et ainsi être envisagé comme l’une des solutions possibles pour répondre aux objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. »

L’intrication d’enjeux locaux et globaux se révèle toujours délicate et débouche souvent sur la question de l’intervention du politique. Comme de nombreuses autres actions de lutte contre le changement climatique, 4p1000 se servira donc du tremplin de la COP24 en espérant porter son message au grand public, aux chercheurs, aux agriculteurs et aux décideurs. ♦
 
 

Notes
  • 1. Écosystèmes continentaux et risques environnementaux (CNRS/Aix Marseille Université).
  • 2. Unité CNRS/CEA/Aix-Marseille Université.
  • 3. Unité CNRS/IRD/Université Paris-Créteil/INRA/Sorbonne Université.
  • 4. Unité CNRS/École des Ponts ParisTech/Université Paris-Est Marne-la-Vallée.

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.