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Au Svalbard, une expédition pour sauver la mémoire des glaciers

Dossier
Paru le 18.04.2023
L’océan, un monde à découvrir

Au Svalbard, une expédition pour sauver la mémoire des glaciers

04.04.2023, par
Temps de lecture : 11 minutes
La base scientifique internationale de Ny-Ålesund sur l'île du Spitzberg, dans l'archipel norvégien du Svalbard.
La Fondation Ice Memory, qui collecte des échantillons de glace du monde entier, a lancé une nouvelle expédition dans l’archipel du Svalbard, en Norvège. Objectif : prélever des carottes de glace contenant l’histoire climatique et environnementale de ces 300 dernières années.

Il fut l’un des premiers scientifiques à étudier le climat du passé dans les carottes de glace, grâce notamment aux bulles d’air qu’elles avaient piégées. Alors que le pionnier et glaciologue Claude Lorius vient de s’éteindre, le 21 mars 2023 à l’âge de 91 ans, le dérèglement climatique semble, lui, s’accélérer, entraînant la fonte des glaciers de la planète.

« Nous sommes un peu comme le moine franciscain du Nom de la Rose1, Guillaume de Baskerville, qui essaie de sauver quelques ouvrages dans une bibliothèque en feu », confie Jérôme Chappellaz2, président de la Fondation Ice Memory3. Celle-ci ambitionne de sauvegarder des carottes des glaciers du monde entier, qui contiennent la mémoire de l’environnement et des climats passés. Le sanctuaire Ice Memory sera constitué en 2024-2025, près de la station franco-italienne Concordia, à 1 100 kilomètres à l’intérieur du continent antarctique.

Dernière carotte de glace prélevée à 126 mètres de profondeur, lors du premier forage de la mission Ice Memory au col du Dôme (4 300 m), dans le massif du Mont-Blanc, en août 2016.
Dernière carotte de glace prélevée à 126 mètres de profondeur, lors du premier forage de la mission Ice Memory au col du Dôme (4 300 m), dans le massif du Mont-Blanc, en août 2016.

Son principe est le suivant : il s’agit, à 3 200 mètres d’altitude, de creuser une cave à 10 mètres de profondeur puis de créer une arche en neige fraisée pour la recouvrir, en vue d’y stocker les carottes de glace du monde entier. « Cette carothèque pour les générations futures » sera localisée là où l’on trouve « le meilleur congélateur du monde », assure Jérôme Chappellaz. À la surface, la température moyenne est de -55 °C, n’atteignant que les -20 °C au plus chaud de l’été.

Une collection de « carottes-patrimoine »

Ce projet de sauvegarde du patrimoine glaciaire mondial a vu sa première opération conduite en août 2016, dans le massif du Mont-Blanc, par une équipe internationale de glaciologues et d’ingénieurs (français, italiens, russes et américains), qui a prélevé au col du Dôme (à 4 300 mètres d’altitude), les trois premières « carottes-patrimoine » de 128 mètres de long. En 2017, sous la responsabilité opérationnelle de Patrick Ginot, ingénieur à l’Institut de recherche pour le développement, 60 porteurs et guides de haute montagne ont acheminé le matériel qui a permis deux carottages de 134 mètres et 137 mètres sur le Nevado Illimani, culminant à 6 300 mètres dans la cordillère des Andes, en Bolivie. Avant de redescendre, à dos d’homme, 1,5 tonne de glace en plus du matériel... et près de 18 000 ans d’archives climatiques et environnementales ! 

Des porteurs boliviens quittent le site de forage situé à 6 300 mètres d'altitude, sous le sommet de l'Illimani, en direction de la vallée. Chacun est chargé de trois carottes de glace, prélevées lors de la deuxième expédition du projet Ice Memory, en Bolivie, du 22 mai au 18 juin 2017.
Des porteurs boliviens quittent le site de forage situé à 6 300 mètres d'altitude, sous le sommet de l'Illimani, en direction de la vallée. Chacun est chargé de trois carottes de glace, prélevées lors de la deuxième expédition du projet Ice Memory, en Bolivie, du 22 mai au 18 juin 2017.

En 2018, Suisses et Russes ont réalisé deux carottages sur le mont Béloukha, dans les monts Katoun de Sibérie, sommet le plus élevé de l’Altaï russe (4 500 mètres) à la frontière avec le Kazakhstan. Sur le mont Elbrouz, plus haut sommet d’Europe (5 300 mètres), dans le Caucase russe, les opérations conduites par les glaciologues russes investis dans l’initiative ont dû s’arrêter moins profond que prévu, en raison d’une épaisse couche de cendre volcanique au sein du glacier.

En 2020, au glacier du Grand-Combin, seuls 25 mètres d’épaisseur de glace ont pu être carottés, de l’eau étant rencontrée plus profondément dans le glacier. 

En 2021, deux carottes ont encore été ramenées du glacier Colle Gnifetti (4 500 mètres), sur le mont Rose, à la frontière entre la Suisse et l’Italie. Et un peu de matière (25 mètres de profondeur) a aussi pu être sauvée du glacier situé le plus au sud de l’Europe, le Calderone, dans les Apennins italiens. Dès septembre 2020, l’exploration du glacier du Grand-Combin, à la frontière italo-suisse, « nous a révélé qu’il était grand temps d’agir, confie Jérôme Chappellaz. Seuls 25 mètres d’épaisseur de glace ont pu être carottés, de l’eau étant rencontrée plus profondément dans le glacier. Nous sommes arrivés trop tard. »

Des forages pour remonter à plus de 300 ans d'histoire environnementale

Alors que l’urgence devient criante de sauvegarder ces archives mondiales en voie de disparition, huit scientifiques s’apprêtent justement à installer leur camp de forage, durant la deuxième quinzaine du mois d’avril 2023, au sommet du glacier Holtedahlfonna, à 1 150 mètres d’altitude dans l’archipel norvégien du Svalbard, à 40 kilomètres du village scientifique international Ny-Ålesund.

Si les glaciers du Svalbard souffrent déjà d'une accélération de la fonte estivale en surface, la carotte de glace du Holtedahlfonna reste suffisamment préservée pour permettre les études sur le climat passé.

Si tout se passe comme prévu, ils doivent, à l’aide d’un carottier électromécanique, y forer deux carottes de glace arctiques de 10 centimètres de diamètre, de la surface du glacier jusqu’à son soubassement rocheux, c’est-à-dire d’une profondeur d’environ 125 mètres, ce qui correspondrait à des archives environnementales datant des années 1700. « Si les glaciers du Svalbard souffrent déjà d'une accélération de la fonte estivale en surface, la carotte de glace du Holtedahlfonna reste suffisamment préservée pour permettre les études sur le climat passé, mais il est clair qu'on doit agir maintenant », indique Catherine Larose, microbiologiste au laboratoire Ampère4 de l’École centrale de Lyon, qui participe à cette expédition polaire franco-italienne.

L’équipe a prévu de traiter, au sommet de la calotte glaciaire, environ 100 à 120 échantillons de glace, 10 mètres cubes au total, avant de les ramener en motoneige jusqu’au camp de base, à Ny Ålesund, puis en Europe continentale grâce au savoir-faire logistique de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor5.

Iceberg issu du vêlage des glaciers sur l'île du Spitzberg. Le Svalbard fait partie des régions qui se réchauffent environ trois fois plus vite que le reste de la planète.
Iceberg issu du vêlage des glaciers sur l'île du Spitzberg. Le Svalbard fait partie des régions qui se réchauffent environ trois fois plus vite que le reste de la planète.

Aujourd’hui, l’archipel norvégien du Svalbard, terre de glace et d’ours polaires à mi-chemin entre la Norvège continentale et le pôle Nord, subit le dérèglement climatique de plein fouet, comme l’ensemble des régions côtières orientales du Haut-Atlantique Nord et du Groenland, se réchauffant environ trois fois plus vite que le reste de la planète, possiblement de 4 °C à 5 °C d’ici 50 ans. Paradoxalement, cette région du globe participe aussi à l’accélération de ce dérèglement, dans la mesure où sa glace de mer fond (faisant monter le niveau de l’océan), et, surtout, se fait plus rare. « Ce recul de la glace de mer en Arctique, notamment en mer de Barents et dans le détroit de Fram, a un impact sur les échanges de chaleur entre la surface de la mer et l’atmosphère, explique Catherine Larose. Ceux-ci pourraient à leur tour affecter les cycles biogéochimiques du brome et du mercure, et la durée de vie de l’ozone dans l’atmosphère… »

Un programme pour étudier les micro-organisme de la glace

Avec le programme Sentinel6, qui vise in fine à étudier l’impact de la disparition de la banquise sur les cycles climatiques et biogéochimiques de l’Atlantique Nord supérieur, les chercheurs n’étudient plus seulement les bulles d’air. Ils ont développé au cours des dix dernières années de nouvelles techniques d’investigation, notamment le séquençage du génome des micro-organismes de la glace, pour mieux comprendre comment ces micro-organismes sont liés aux changements des conditions environnementales et comment ils peuvent être utilisés comme sentinelles pour mesurer l’impact de ces changements.

On a longtemps considéré la neige arctique comme un immense congélateur inerte. Or, c’est un milieu bien vivant, qui contient des levures, des champignons, des microalgues, des bactéries, des archées...

« On a longtemps considéré la neige arctique comme un immense congélateur inerte, raconte Catherine Larose. Or, c’est un milieu bien vivant, qui contient des micro-organismes tels que des levures, des champignons, des microalgues, des bactéries et des archées. » Or, avant d’être déposés sur les glaciers du monde entier lors de chutes de neige ou de pluie, ces micro-organismes, issus d’environnements marins et terrestres, ont été transportés via l’atmosphère parfois sur des milliers de kilomètres.

« Grâce à des travaux lancés au cours de ma thèse et de mes recherches postdoctorales, mon groupe et moi avons démontré qu’une fois déposés, ces micro-organismes peuvent survivre dans la neige et interagir avec leur environnement », explique la microbiologiste. Au fur et à mesure que les couches de neige se transforment en glace, les micro-organismes « semblent survivre, avec une activité métabolique extrêmement ralentie ». Conséquence : la glace « produit une archive stratigraphique des conditions dans lesquelles ils vivaient, avant leur piégeage ». Ainsi, aujourd’hui, les chercheurs bénéficient non seulement des avancées technologiques de séquençage, mais combinent aussi plusieurs disciplines telles que les analyses chimiques de pointe, la physique de la neige, la microbiologie innovante et l’écologie moléculaire pour décrire le fonctionnement des écosystèmes dans des environnements tels que les manteaux neigeux arctiques.

Bactérie "Pseudomonas syringae". Naturellement présente dans l'environnement, cette bactérie est principalement retrouvée sur des plantes. Sa présence dans les hautes latitudes nord révèlerait sa dissémination par transport atmosphérique jusqu'à des régions très éloignées de ses sources tempérées.
Bactérie "Pseudomonas syringae". Naturellement présente dans l'environnement, cette bactérie est principalement retrouvée sur des plantes. Sa présence dans les hautes latitudes nord révèlerait sa dissémination par transport atmosphérique jusqu'à des régions très éloignées de ses sources tempérées.

L’étude des génomes microbiens révèle une foule d’informations sur la réponse des organismes vivants aux changements de leur écosystème, comme la résistance des micro-organismes contenus dans la glace aux polluants organiques, au carbone suie ou bien encore aux contaminations, par exemple au mercure. « Grâce à nos collaborations avec la communauté internationale des carottes de glace et les chimistes de la cryosphère, nous sommes désormais dans une position unique pour accéder à de nouvelles informations et fournir des données fondamentales sur l’évolution de notre planète », se réjouit la chercheuse. ♦

À Lire sur le site du CNRS
Le communiqué de presse

À lire et à voir sur notre site
Claude Lorius, une vie sur la glace
Comment la carotte a révolutionné la climatologie​
La renaissance des grandes expéditions scientifiques
Les glaces du Mont-Blanc à l'abri en Antarctique
Mémoires de glace (diaporama)

 

Notes
  • 1. Roman policier d’Umberto Eco paru en 1980 dont l’intrigue prend place dans une abbaye bénédictine en 1327, adapté à l’écran par Jean-Jacques Annaud en 1986.
  • 2. Directeur de recherche au CNRS et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, ancien directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor, président de la fondation Ice Memory.
  • 3. La Fondation Ice Memory a été créée en 2021 par sept membres fondateurs : l’université Grenoble-Alpes (France), l’Institut Paul-Scherrer (Suisse), l’université Ca’Foscari (Venise, Italie), l’Institut de recherche pour le développement (IRD, France), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS, France), le Conseil national de la recherche (CNR, Italie) et l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev). Elle est sous l’égide de l’université Grenoble-Alpes.
  • 4. Chargée de recherche CNRS au sein du groupe Génomique microbienne environnementale, au laboratoire Ampère (CNRS/Centrale Lyon/Insa Lyon/Université Claude-Bernard).
  • 5. Cette expédition, dirigée par l'Institut des sciences polaires du Conseil national italien de la recherche (CNR), implique des scientifiques du CNRS, de l'Institut polaire norvégien (NPI), de l'Université Ca' Foscari de Venise et de l'Université de Pérouse.
  • 6. L’acronyme Sentinel, littéralement « the impact of sea ice diSappearance on highEr North aTlantic clImate and atmospheric bromiNe and mErcury cycLes », désigne l’étude de l’impact de la disparition de la glace de mer sur les cycles climatiques et biogéochimiques (brome et mercure) de l’Atlantique Nord supérieur.