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Ne l'appelez plus jamais Gulf Stream
Vous dites que l’on ne doit pas parler de Gulf Stream pour désigner le courant chaud qui vient baigner les côtes européennes. Pourquoi cette appellation, encore très largement répandue, est-elle abusive ?
Julie Deshayes1. Le Gulf Stream est un courant océanique chaud bien connu depuis le XVIe siècle, car les navigateurs l’empruntaient pour revenir des Amériques. Jusqu’à l’apparition des premiers satellites, il était décrit comme un flux unique et continu qui circule de la Floride, où il prend naissance, jusqu’en Europe et aux latitudes polaires. Aujourd’hui, on sait que la réalité est tout autre : si le Gulf Stream est en effet un courant continu et très intense qui longe la côte américaine du sud vers le nord sous l’effet de la rotation terrestre (il fait partie d’un ensemble plus large appelé gyre atlantique), on sait qu’après s’être détaché de la côte au niveau du Cap Hatteras, en Caroline du Nord, il change totalement d’aspect et se désintègre en une multitude de tourbillons océaniques bien visibles par les satellites. Une partie de ces masses d’eau – environ 20 %, soit à peu près 20 fois le débit de l’Amazone – traverse le bassin atlantique d’ouest en est et poursuit sa route vers le nord, tandis que le reste retourne vers le sud.
On retrouve ensuite un courant sud-nord bien identifié au large de Terre-Neuve, qui se casse à nouveau en petits tourbillons en partant vers le large. Ce n’est donc pas le Gulf Stream qui vient lécher les côtes européennes, mais bien un ensemble de courants et tourbillons que l’on a agrégé mathématiquement et baptisé circulation méridienne de retournement atlantique ou Amoc (pour Atlantic Meridional Overturning Circulation, en anglais).
D’où vient ce terme de « circulation de retournement atlantique » (Amoc) ?
J. D. Lorsqu’elles arrivent au niveau de la pointe sud du Groenland et de la Norvège, ces eaux chaudes qui ont traversé l’Atlantique se refroidissent. Devenues beaucoup plus denses, elles sont entraînées vers le fond et retraversent le bassin atlantique, vers la Floride. C’est ce phénomène que décrit la circulation de retournement. On a beaucoup parlé de « tapis roulant » océanique, mais ce terme n’est plus usité aujourd’hui, car il donne l’idée fausse d’un flux unique et continu.
Quel rôle cette circulation de retournement atlantique, qui voit monter des eaux chaudes de l’Équateur vers les pôles et redescendre des eaux froides des pôles vers l’Équateur, joue-t-elle dans le climat mondial ?
J. D. Cette boucle de circulation de part et d’autre du bassin atlantique est cruciale dans le système climatique mondial, car elle permet de transporter vers les pôles l’excédent de chaleur reçu à l’Équateur. Moins éclairées par le soleil, les régions arctiques reçoivent en effet moins de chaleur que les régions équatoriales, alors que toutes les régions de la planète, toutes latitudes confondues, renvoient vers l’espace peu ou prou la même quantité d’énergie (c’est l’effet albedo, Ndlr). Conséquence, l’Arctique qui reçoit moins d’énergie qu’elle n’en radie présente un bilan négatif, tandis que l’Équateur a un bilan excédentaire.
La circulation de retournement atlantique, que le grand public et une partie des médias appellent abusivement « Gulf Stream », permet de mieux répartir cette chaleur à l’échelle du globe. Les scientifiques pensent aujourd’hui qu’elle a eu un rôle crucial dans le passage de la dernière ère glaciaire, qui a vu une partie de l’Europe se couvrir de glace, à l’ère interglaciaire que nous connaissons depuis 10 000 ans environ, avec son climat plus tempéré.
Avec le changement climatique, la circulation de retournement atlantique est-elle en train de ralentir, comme on a pu l’entendre encore récemment dans les médias ?
J. D. Si l’on mesure l’intensité du Gulf Stream depuis quarante ans déjà, on ne mesure directement la circulation de retournement atlantique que depuis 2004. Les données antérieures sont des estimations obtenues grâce des mesures indirectes et souvent hétérogènes, par exemple en étudiant les carottes de sédiments prélevées au fond de l’océan. Aujourd’hui, une trentaine de capteurs situés le long d’une ligne reliant la Floride au sud du Maroc, à la latitude de 26° Nord, permet de combler ce manque. Comme la circulation de retournement atlantique n’est pas un flux unique, mais l’addition de nombreux courants et tourbillons, il faut cependant se livrer à une opération mathématique pour obtenir ces chiffres : on soustrait du flux mesuré du Gulf Stream à un instant t l’ensemble des courants qui reviennent vers le sud en traversant le 26e parallèle.
Aujourd’hui, nous disposons d’un jeu de données sur quinze ans à peine. C’est insuffisant pour donner des tendances de long terme, d’autant qu’on constate une grande fluctuation de la circulation de retournement atlantique d’un mois sur l’autre. Les moyennes sur une année montrent, elles, deux périodes : de 2004 à 2015, l’intensité de l’Amoc a diminué, et depuis cinq ans, elle augmente à nouveau. Difficile d’en tirer des conclusions à ce stade… Il faut continuer d’engranger des mesures, et les affiner grâce au déploiement de nouveaux instruments en d’autres points de l’océan Atlantique.
Et que disent les mesures indirectes, antérieures à 2004 donc, sur ce possible ralentissement ?
J. D. L’article publié récemment dans Nature Geoscience, qui balaie le dernier millénaire, évoque un ralentissement depuis la fin du XIXe siècle - qui correspondrait donc à l’essor de nos sociétés industrielles et à l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. S’il convient de prendre ces résultats provenant de travaux et méthodes hétérogènes avec beaucoup de prudence, le ralentissement de l’Amoc dans les cent ans qui viennent est néanmoins possible, et a peut-être déjà commencé. Il est d’ailleurs envisagé par un certain nombre des modèles climatiques actuels ; quelques scénarios évoquent même l’arrêt total de la circulation de retournement atlantique. Mais, encore une fois, il faut que les scientifiques continuent d’accumuler des données pour affiner ces projections.
Dans le cas où la circulation de retournement atlantique venait à ralentir, voire à s’arrêter, quelles conséquences cela aurait-il sur le climat en Europe ?
J. D. Il faut d’abord préciser que l’Amoc n’est pas directement responsable de nos hivers relativement doux, comparés aux hivers du Canada situé aux mêmes latitudes. L’Amoc, et plus en amont encore, le Gulf Stream, se contentent de réchauffer l’océan Atlantique Nord ; ce sont les vents dominants d’ouest qui passent au-dessus de ce dernier et se réchauffent à son contact qui nous apportent un air moins froid qu’il le devrait.
Quant aux conséquences d’une baisse d’intensité de l’Amoc sur le climat européen, là encore c’est difficile à dire, car il y a énormément de variables en jeu. Une chose est sûre : il ne provoquera pas un refroidissement de l’Europe, le réchauffement global produit par les activités humaines étant bien trop important pour que le simple ralentissement d’un courant marin vienne le contrecarrer sous nos latitudes. Un ralentissement de l’Amoc pourrait en revanche provoquer plus d’épisodes rigoureux en hiver, associés à des sécheresses très intenses et des canicules l’été.
Il faut enfin retenir que s’il est possible, ou en tout cas envisagé par certains modèles actuels, que l’Amoc s’arrête, cela ne sera jamais le cas du Gulf Stream. Ce courant qui longe les côtes de l’Amérique est, je le répète, exclusivement lié à la rotation terrestre. Ce n’est pas le cas de l’Amoc, lié en grande partie au bilan énergétique de la Terre et aux circulations d’eaux chaudes et froides entre l’Équateur et les pôles. ♦
Pour aller plus loin : la planche illustrée "Gulf Stream et climat"
- 1. Julie Deshayes est chercheuse au Laboratoire d'océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques (Locean – CNRS/MNHN/IRD/Sorbonne Université).
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.